J’ai repensé au gémissement de Janice : Qu’est-ce que j’étais censée faire ? La cloîtrer à la maison ?
Janice n’avait manifestement pas imaginé sa fille en compagnie d’un Adam Mills.
« J’ai changé d’avis le jour où je suis rentrée à l’improviste alors qu’il était au téléphone. Il parlait de ces gens – dont votre Kait, j’imagine, désolée d’avoir à vous le dire. Et il en parlait de façon vraiment brutale et méprisante. Il disait que le groupe était plein de…» De honte, elle a baissé la tête. «… de petites pucelles bourgeoises. »
Elle a dû voir ma réaction. Elle a relevé le menton et durci le ton. « J’aime mon fils, monsieur Warden. Je ne me fais aucune illusion sur le genre de personne qu’est ou que sera Adam, sauf à changer de lui-même du tout au tout. Adam a de gros, gros problèmes. Mais c’est mon fils, et je l’aime.
— Je respecte cela.
— J’espère bien.
— Ils ont disparu tous les deux. Voilà ce dont nous devons nous soucier pour le moment. »
Elle a froncé les sourcils, peut-être réticente à ce que je l’inclue dans ce pronom. Ashlee avait l’habitude de gérer ses problèmes toute seule, et c’est pour cette raison qu’elle avait quitté la réunion de Regina Lee.
Mais bon, moi aussi.
« Ça m’emmerderait vraiment que vous essayiez de me draguer, monsieur Warden.
— Je ne suis pas là pour ça.
— Parce que je veux que vous me donniez votre numéro de téléphone, histoire que nous restions en contact pour Adam et Kaitlin. Je n’ai aucune information fiable, mais à mon avis tout leur petit groupe s’essaye à une espèce de connerie de pèlerinage. Dieu seul sait où. Ils sont donc probablement au même endroit. Et donc, nous devrions rester en contact. Je veux juste éviter que vous l’interprétiez mal. »
J’ai échangé l’adresse de mon portable contre celle de son terminal domestique.
Elle a fini son café et a dit : « Ce ne sont pas vraiment de bonnes nouvelles, pour vous.
— Pas forcément. »
Elle s’est levée. « Eh bien, ravie de vous avoir rencontré. » Elle m’a tourné le dos et est sortie dans la rue. De derrière la fenêtre, je l’ai observée qui marchait entre les îlots de lumière formés par les lampadaires pour atteindre, un demi-pâté de maisons plus loin, une porte jouxtant un restaurant dans laquelle elle a tâtonné avec une clé. Elle vivait dans l’appartement situé au-dessus du restaurant. Je me suis imaginé un canapé usé jusqu’à la corde, peut-être un chat. Une rose dans une bouteille de vin et un poster sous cadre au mur. L’étourdissante absence de son fils.
Ramone Dudley, le lieutenant de police chargé au niveau local des personnes disparues, a accepté de me recevoir dans son bureau le lendemain après-midi. Notre rencontre a été brève.
Dudley était visiblement un flic de bureau débordé à qui il avait trop souvent fallu annoncer les mêmes mauvaises nouvelles. « Ces gamins-là », a-t-il dit (et de toute évidence, ces gamins-là formaient à ses yeux une seule masse homogène), « n’ont aucun avenir, et ils en sont conscients. Malheureusement, ils ont raison. L’économie merde, tout le monde le sait. Et qu’avons-nous d’autre à leur offrir ? Chaque fois qu’ils entendent parler de l’avenir, c’est Kuin, Kuin, Kuin. Cet enfoiré de Kuin. Les fondamentalistes voient Kuin comme l’Antéchrist, et pour eux, il n’y a rien à faire que prier en attendant l’Extase. Washington incorpore les gamins pour une guerre que nous ne livrerons peut-être jamais. Et les copperheads disent que Kuin nous fera peut-être moins mal si nous courbons respectueusement la tête. On n’a pas vraiment le choix, quand on y pense. Rajoutez à ça toutes ces conneries qu’ils entendent dans la musique ou qu’ils apprennent dans ces chatrooms cryptés…»
Visiblement, le lieutenant Dudley tenait en grande partie ma génération responsable de tout cela. Il avait sûrement rencontré des parents incompétents dans le cadre de son travail. Sa façon de me regarder m’a indiqué qu’il était quasiment certain d’en avoir un autre en face de lui.
« Au sujet de Kaitlin…», ai-je dit.
Il a pris sur son bureau un dossier dont il m’a lu le contenu. Sans surprise. Huit jeunes en tout, tous membres du bras jeunesse du groupe de Whitman, n’étaient pas rentrés chez eux après une réunion. Parents et amis des jeunes disparus avaient tous été minutieusement interrogés… « à une exception près : vous, monsieur Warden, et j’espérais votre venue.
— Whit Delahunt vous a parlé de moi, ai-je deviné.
— Il vous a mentionné quand nous l’avons interrogé, mais sinon, pas spécialement, non. L’appel que j’ai eu provenait d’un fédé à la retraite nommé Morris Torrance. »
Il n’avait pas traîné. Mais Morris ne traînait jamais. « Qu’est-ce qu’il vous a dit ?
— Il m’a demandé de coopérer au maximum avec vous. C’est-à-dire, pour ce qui est de ma partie. Voilà à peu près tout ce que j’ai à vous dire, sauf si vous avez des questions. Ah oui, il m’a demandé aussi autre chose…
— Quoi donc ?
— De vous prier d’entrer en contact avec lui. Il a dit qu’il était désolé pour Kaitlin et qu’il pourrait peut-être vous aider. »
J’aurais peut-être dû profiter de la thérapie communautaire de Regina Lee pour admettre mes peurs concernant Kaitlin. Mes peurs, et ce chagrin prémonitoire qui se glissait dans ma conscience dès que je fermais les yeux. Mais ce n’était pas mon genre. J’avais très tôt appris à sembler calme face au désastre. À garder pour moi mon appréhension, comme on garde un secret honteux.
Je pensais néanmoins tout le temps à Kait. Dans ma tête, elle restait la Kaitlin de Chumphon, une gamine de cinq ans aussi intrépide que curieuse. Les enfants portent leur nature comme on porte des vêtements aux couleurs brillantes, ce qui rend leurs mensonges très transparents. Devenir adulte, c’est apprendre la duplicité. Ayant connu Kaitlin enfant, je n’avais jamais perdu de vue la vulnérabilité de son âme. Imaginer (ou m’efforcer de ne pas imaginer) où Kaitlin pouvait se trouver, et avec qui, en devenait d’autant plus douloureux. La pulsion parentale la plus fondamentale est celle de nourrir et de protéger son enfant. Pleurer son enfant revient en fin de compte à avouer son impuissance. On ne peut protéger ce qui va en terre. On ne peut border une couverture sur une tombe.
Je passais la plus grande partie de la nuit éveillé, les yeux fixés sur la fenêtre du motel, à alterner entre bière et Coca Light (et à pisser toutes les demi-heures), jusqu’à ce que la vague visqueuse du sommeil déferle et m’engloutisse. Mes rares rêves étaient chaotiques et vains. Retrouver au réveil l’ironie brutale du printemps, le soleil dans un ciel bleu sans fond, ressemblait à rêver qu’on se réveille d’un rêve.
Alors que je m’attendais à ne plus jamais avoir de ses nouvelles, Ashlee Mills m’a contacté sur mon portable dix jours après la disparition de Kaitlin. Elle avait une voix très formelle et n’a pas tardé à en venir au fait. « Je me suis arrangée pour rencontrer quelqu’un, a-t-elle annoncé. Un type qui a peut-être des informations sur Adam et Kaitlin, seulement je ne veux pas y aller seule.
— Je suis libre cet après-midi.
— Il travaille la nuit. Si on peut appeler ça travailler. Ça devrait pas être joli-joli.
— Pourquoi, c’est un maquereau ?
— Non non. Une espèce de dealer. »
J’avais consacré l’essentiel de la semaine précédente sur le Net, à effectuer des recherches sur le phénomène « jeunesse hadj » ou le mouvement kuiniste et à me frayer un chemin dans leurs chatrooms cachés.
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