Après la naissance des enfants, Dorita quitta la ville et je rejoignis ma propre guilde.
Comme tous les Futurs de la guilde que j’avais connus pendant mon apprentissage, je devenais un inadapté social. Je préférais ma propre compagnie et savourais ces heures volées dans le nord. Entre les murs, j’étais mal à l’aise. Je m’intéressais maintenant au dessin, mais je n’en parlais guère. J’accomplissais le travail de la guilde le plus vite et le mieux possible, puis je m’en allais tout seul dans le monde du nord, prenant des croquis, m’efforçant de traduire par des dessins au trait l’impression d’un pays où le temps s’arrêtait presque.
J’observais de loin la cité et la voyais comme étrangère, étrangère à ce monde, et même à moi. Kilomètre après kilomètre, elle se traînait, sans jamais trouver, ni même chercher, un lieu de repos définitif.
Elle attendait sous le porche de l’église pendant que la discussion se poursuivait à l’autre bout de la place. Derrière elle, dans l’atelier provisoire, le prêtre et deux aides travaillaient patiemment à restaurer la statue en plâtre de la Vierge Marie. L’église était fraîche, et, malgré le plafond en partie écroulé, propre et reposante. Elle savait qu’elle n’aurait pas dû se trouver là, mais c’était l’instinct qui l’avait poussée vers l’intérieur à l’arrivée des deux hommes.
Elle les observait pendant qu’ils parlaient avec animation à Luiz Carvalho, qui s’était nommé lui-même chef du village, et à une poignée d’autres hommes. En d’autres temps, le prêtre aurait peut-être assumé la responsabilité de la communauté, mais le père Dos Santos était un nouveau venu, tout comme elle-même.
Les hommes étaient venus à cheval par le lit desséché du cours d’eau, laissant paître leurs montures pendant qu’ils discutaient. Elle était trop loin pour entendre les mots échangés, mais il lui semblait bien qu’un marché était en cours. Les hommes du village s’exprimaient avec volubilité, affectant de ne pas être intéressés, mais elle savait que si leur attention n’avait pas été retenue, ils n’auraient pas continué à bavarder. Elle, c’étaient les cavaliers qui l’intéressaient. Il était clair qu’ils n’appartenaient à aucun des villages des environs. Leur apparence contrastait de façon frappante avec celle des villageois. Chacun d’eux portait une cape noire, un pantalon bien ajusté et des bottes de cuir. Leurs chevaux avaient des selles, ils étaient visiblement bien soignés et bien que leurs larges fontes fussent lourdement chargées de matériel, ils ne manifestaient aucune fatigue. Pas un cheval de la région n’était en aussi bonne condition.
Sa curiosité commençait à prendre le pas sur l’instinct, aussi s’approcha-t-elle pour apprendre directement de quoi il était question. Toutefois les négociations paraissaient terminées car les hommes du village se détournèrent tandis que les deux autres revenaient près de leurs montures.
Ils repartirent immédiatement dans la direction d’où ils étaient venus. Elle resta plantée à les suivre des yeux, se demandant si elle n’allait pas partir à leur suite.
Quand ils disparurent parmi les arbres qui bordaient le ruisseau, elle se faufila entre deux maisons pour escalader la levée de terrain derrière le village. Quelques instants, puis elle vit les hommes émerger du bosquet. Ils arrêtèrent leurs chevaux.
Ils s’entretinrent pendant cinq minutes, regardant plusieurs fois vers le village.
Elle restait hors de vue, dans le haut taillis épais qui recouvrait toute la butte. L’un des hommes leva soudain la main à l’adresse de l’autre et tourna bride. Il partit au galop vers des collines lointaines, tandis que l’autre s’en allait en sens inverse, au pas tranquille de sa monture.
Elle retourna au village et alla trouver Luiz.
— Que voulaient-ils ?
— Ils ont besoin d’hommes pour certains travaux.
— Avez-vous donné votre accord ?
Il parut évasif :
— Ils reviendront demain.
— Paieront-ils ?
— En nourriture. Regardez.
Il lui tendit un morceau de pain qu’elle accepta. Il était frais et brun et sentait bon.
— Où se le sont-ils procuré ?
Luiz haussa les épaules :
— Ils ont aussi d’autres aliments.
— Vous en ont-ils remis ?
— Non.
Elle fronça les sourcils, se demandant à nouveau quels pouvaient être ces hommes.
— Rien d’autre ?
— Seulement ceci.
Il lui montra un petit sac, qu’elle ouvrit. À l’intérieur, il y avait une poudre blanche grossière qu’elle renifla.
— Ils prétendent que cela fait pousser les fruits.
— En ont-ils beaucoup ?
— Autant qu’il nous en faudra.
Elle reposa le sac sur le sol et retourna à l’atelier de l’église. Elle échangea quelques paroles avec le père Dos Santos puis se rendit rapidement aux écuries pour seller son propre cheval.
Elle sortit du village par le cours d’eau asséché et prit la même direction que le deuxième homme.
Derrière le village s’étendait une large zone de terrain buissonneux, parsemée d’arbres. Bientôt, elle aperçut le deuxième homme à quelque distance devant elle. Il menait toujours son cheval au pas vers une zone plus boisée au-delà de laquelle coulait une rivière.
Elle maintenait l’écart entre eux, ne voulant pas se faire voir avant d’avoir découvert où il allait. Quand il pénétra dans le sous-bois, elle le perdit de vue et mit pied à terre. Elle mena alors son cheval par la bride, aux aguets. Bientôt elle entendit le bruit de la rivière, peu profonde en cette saison et dont le lit était parsemé de cailloux.
Elle vit d’abord le cheval, attaché à un arbre. Elle immobilisa de même le sien et poursuivit son chemin à pied. L’air était tiède et calme sous les arbres ; elle se sentait couverte de poussière après la course. Elle se demanda soudain ce qui l’avait incitée à suivre cet homme alors que sa raison l’avertissait qu’elle courait des risques. Toutefois, le comportement de l’homme et de son compagnon au village avait paru mystérieux, mais pacifique.
Elle adopta la prudence pour s’approcher de la lisière du bois. Puis elle s’immobilisa, contemplant l’eau, de la berge peu élevée.
L’homme était là ; elle l’examina avec curiosité.
Il avait ôté sa cape. Elle reposait avec ses bottes, près d’un petit tas de vêtements. Il était entré dans le ruisseau et jouissait visiblement de la fraîcheur de l’onde. Totalement inconscient de la présence de la jeune femme, il donnait des coups de pied dans l’eau, soulevant des éclaboussures étincelantes. Peu après, il se pencha pour prendre de l’eau dans ses paumes et s’en asperger le visage et le cou.
Il fit demi-tour, sortit de la rivière et se pencha au-dessus de son équipement. Il tira d’un étui de cuir noir un objet qu’elle crut reconnaître comme une petite caméra vidéo, suspendit l’étui par la courroie à son épaule, et y relia l’appareil à l’aide d’un petit fil. Cela fait, il ajusta une saillie de métal sur le côté.
Il posa la caméra un instant pour dérouler un long morceau de papier qu’il posa sur le sol et étudia pensivement durant quelques secondes. Il ramassa la caméra et retourna au bord de l’eau.
Il braqua lentement l’appareil vers l’amont pendant une ou deux secondes, puis l’abaissa et pivota. Il le pointa vers la rive opposée, puis – lui causant une frayeur – dans sa direction à elle. Elle se laissa vivement tomber au sol et, comme il ne réagissait pas, pensa qu’il ne l’avait pas vue. Quand elle le regarda de nouveau, l’objectif était dirigé vers l’aval.
Читать дальше