— Cela s’annonce bien.
— Une bonne fille, Victoria.
— Je lui dirai de te rendre visite, dit Helward.
C’était affreux de voir son père dans cet état. Ils bavardèrent encore quelques minutes, mais bientôt le vieillard ne parvint plus à concentrer son attention. Il finit par fermer les yeux. Helward se releva.
— Je vais chercher un médecin, dit Clausewitz en sortant précipitamment.
Quand il revint au bout de quelques instants, il était accompagné de deux administrateurs de la Médecine. Ils soulevèrent avec précaution le vieil homme et l’emportèrent dans le couloir où une civière couverte d’un drap blanc attendait.
— Est-ce qu’il se rétablira ? demanda Helward.
— On s’occupe de lui, c’est tout ce que l’on peut dire.
— Il paraît si vieux, dit Helward, sans réfléchir.
Clausewitz était lui aussi d’un âge avancé, bien que visiblement en meilleure santé que son père.
— C’est un des risques de son travail, dit Clausewitz.
Helward lui jeta un coup d’œil incisif, mais n’obtint pas d’autres éclaircissements. Clausewitz ramassa les bottes à crampons et les présenta à Helward.
— Tenez… essayez-les.
— Pour mon père… voudriez-vous demander à Victoria de lui rendre quelquefois visite ?
— Ne vous tourmentez pas. Je m’en occuperai.
Helward mit ses paquets et son matériel dans l’ascenseur et se rendit au deuxième niveau. Quand la cabine s’immobilisa, il introduisit sa clé dans le bouton de maintien de la porte et se dirigea vers la pièce que lui avait indiquée Clausewitz. Quatre femmes et un homme l’attendaient. Dès qu’il fut entré, il se rendit compte que seuls l’homme et une femme étaient des administrateurs de la cité.
On le présenta aux trois autres femmes, mais elles ne lui adressèrent qu’un bref regard et se détournèrent. Leurs expressions trahissaient une hostilité déguisée, engourdie par une indifférence comparable à celle qu’avait éprouvée Helward jusqu’à ce moment. Avant d’entrer dans la salle, il s’était peu soucié de ces femmes. Il ne s’était même pas demandé de quoi elles auraient l’air. En fait, il n’en reconnaissait aucune, mais en entendant Clausewitz en parler, assimilées dans son esprit aux femmes qu’il avait vues dans les villages en chevauchant au nord avec Collings. Ces femmes étaient en général maigres et pâles, les yeux enfoncés dans les orbites, les joues creuses, les bras osseux et la poitrine plate. Le plus souvent vêtues de chiffons répugnants, avec des mouches qui se promenaient sur leurs visages, les femmes des villages de l’extérieur étaient de bien tristes créatures.
Ces trois-ci ne présentaient aucune de ces caractéristiques. Elles portaient des vêtements de ville propres ; leurs cheveux étaient bien lavés et coiffés ; leur chair était ferme ; leurs yeux, clairs. Il eut du mal à dissimuler sa surprise en les voyant aussi jeunes : à peine plus âgées que lui. Les gens de la ville parlaient des femmes marchandées au-dehors comme d’adultes, mais celles-ci n’étaient que de très jeunes filles.
Il était conscient de l’insistance de son regard, mais elles ne lui accordaient pas la moindre attention. Ce qui le travaillait, c’était le soupçon croissant que ces trois-là avaient été en un temps semblables aux misérables femmes qu’il avait vues dans les villages : leur venue à la ville leur avait restitué provisoirement une partie de la santé et de la beauté qui auraient été leurs si elles n’étaient pas nées dans la pauvreté.
L’administratrice traça rapidement leur portrait. Elles s’appelaient respectivement Rosario, Caterina et Lucia. Elles parlaient un peu l’anglais. Chacune d’elles était restée dans la ville plus de soixante kilomètres et chacune avait donné naissance à un bébé. Il y avait eu deux garçons et une fille. Lucia – mère de l’un des garçons – ne voulait pas garder l’enfant, qui resterait donc dans la cité et serait élevé dans la crèche. Rosario avait décidé de conserver son petit garçon et elle le ramènerait au village. Caterina n’avait pas eu le choix : mais de toute façon l’idée de ne jamais revoir sa petite fille l’avait laissée parfaitement indifférente.
L’administrateur expliqua qu’il fallait donner à Rosario autant de lait en poudre qu’elle en demanderait, parce qu’elle allaitait encore le bébé. Les deux autres se nourriraient comme lui-même.
Helward ébaucha un sourire amical à l’adresse des trois filles, mais elles ne lui prêtèrent aucune attention. Quand il voulut regarder le bébé de Rosario, celle-ci lui tourna le dos en serrant l’enfant contre sa poitrine, d’un geste possessif.
Il n’y avait plus rien à dire. Ils prirent le couloir vers l’ascenseur, les trois filles portant leurs maigres biens. Ils s’entassèrent dans la cabine et Helward manœuvra le bouton pour descendre au niveau le plus bas.
Les filles continuaient à ne pas tenir compte de lui et bavardaient dans leur propre langue. Quand la cabine s’arrêta devant le passage sombre sous la cité, Helward eut du mal à en extraire l’équipement. Aucune des filles ne l’aida ; elles se contentaient de l’observer avec des mines amusées. Helward se chargea péniblement de tous les paquets et partit en chancelant vers la sortie sud.
Le soleil était éblouissant. Il posa son fardeau et jeta un coup d’œil circulaire.
La ville avait avancé depuis la dernière fois qu’il s’était trouvé dehors et maintenant les équipes de voies enlevaient les rails. Les filles se protégèrent les yeux de la main pour examiner les alentours. C’était probablement la première fois qu’elles revoyaient l’extérieur depuis leur entrée dans la ville.
Le bébé se mit à pleurer dans les bras de Rosario.
— Voudriez-vous m’aider à porter tout ceci ? demanda Helward en montrant le tas de nourriture et d’équipement.
Les filles le regardèrent comme si elles ne comprenaient pas.
— Nous devrions nous partager la charge.
Elles ne répondirent pas. Il s’assit sur le sol pour déballer le paquet renfermant la nourriture. Il décida que ce ne serait pas juste de faire porter un fardeau supplémentaire à Rosario, aussi divisa-t-il les aliments en trois, un des paquets à chacune des deux autres, et le reste dans son paquetage. Lucia et Caterina trouvèrent à contrecœur de la place dans leurs fourre-tout pour la nourriture. La longueur de corde était la partie la plus encombrante du matériel, mais Helward réussit à la rouler très serrée et à la bourrer dans son sac. Il parvint à faire tenir les grappins et les crampons dans le paquet de la tente et des sacs de couchage. Son chargement était maintenant plus maniable, mais guère moins lourd, et, malgré les avertissements de Clausewitz, il eut la tentation d’en abandonner la plus grande partie.
Le bébé continuait à pleurer, mais Rosario ne paraissait pas s’en soucier.
— Venez, leur dit-il, irrité.
Il partit vers le sud, parallèlement aux voies. Les filles ne tardèrent pas à le suivre. Elles restèrent groupées, marchant à quelques mètres de lui.
Helward tenta d’adopter une bonne allure, mais il se rendit compte au bout d’une heure que ses calculs concernant la durée du voyage avaient été beaucoup trop optimistes. Les trois femmes allaient lentement et se plaignaient à haute voix de la chaleur et des accidents du terrain. Lui-même avait bien trop chaud sous son uniforme et le poids de son harnachement.
Ils étaient encore en vue des murs de la ville. Le soleil approchait de midi, et le bébé n’avait pas cessé de pleurer. Helward n’avait connu jusque-là qu’un instant de répit : une courte conversation avec Malchuskin qui, heureux de le revoir, leur avait souhaité bon voyage tout en formulant encore des griefs contre les manœuvres de l’extérieur.
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