Il attendait à présent la fin de son apprentissage. Il avait travaillé ferme et longtemps avec toutes les guildes sauf une… la sienne, celle des Futurs. Échanges Collings lui avait dit que la fin de son apprentissage approchait et que plus tard dans la journée il devrait voir Futur Clausewitz, qui lui parlerait officiellement des progrès accomplis. L’apprentissage ne finirait jamais trop tôt pour Helward. Bien qu’encore adolescent dans son comportement émotif, il était devenu adulte selon les normes de la cité ; et à la vérité il avait beaucoup travaillé et beaucoup appris pour arriver à ce statut. Pleinement conscient des priorités extérieures de la cité – sans toutefois être encore certain de leur bien-fondé – il était prêt à recevoir son titre de membre à part entière de la guilde. Durant les derniers kilomètres, son corps s’était aminci et musclé, et sa peau avait pris une belle teinte dorée et saine. Il ne se sentait plus fourbu après une journée de travail et appréciait la sensation de bien être que lui apportait la conscience d’avoir mené à bien une tâche difficile. On le respectait et on l’aimait bien pour sa bonne volonté à accepter sans discuter les travaux les plus rebutants. Et, comme ses relations avec Victoria s’harmonisaient de façon satisfaisante, on le reconnaissait comme un homme auquel on pouvait confier le soin de la sécurité de la ville.
Avec Collings, notamment, Helward avait noué des relations de travail amicales. Après qu’il eut servi ses périodes de cinq kilomètres avec chacune des guildes, on lui permit d’accomplir une période supplémentaire de huit kilomètres avec une guilde de son choix à l’exception de la sienne propre, et il demanda aussitôt à retourner près de Collings. L’activité des Échanges l’attirait car elle lui permettait de connaître au moins un peu le mode de vie des indigènes. La région que traversait en ce moment la cité était élevée, dénudée, le sol aride. Les villages étaient rares et ceux avec lesquels la guilde établissait des relations étaient presque toujours un amas de cabanes vétustes autour d’un ou deux bâtiments en ruine. La saleté était effrayante et la maladie faisait des ravages. Il ne semblait pas y avoir de gouvernement central car chacune des agglomérations avait son organisation autonome et ses rites particuliers. Les hommes de Collings se voyaient recevoir parfois avec hostilité et le plus souvent avec une totale indifférence.
Les échanges étaient surtout affaire de jugement, d’évaluation de la situation et des besoins d’une communauté donnée, et de négociations fondées sur ces connaissances. Les marchandages restaient la plupart du temps infructueux – le seul élément vraiment commun à tous les villages étant une léthargie enracinée. Lorsque Collings réussissait à éveiller le moindre intérêt, les besoins devenaient immédiatement apparents. Dans l’ensemble, la cité était en mesure d’y satisfaire. Grâce à son organisation poussée et à sa technologie, elle avait, au long des kilomètres, emmagasiné un vaste stock d’aliments, de produits médicaux et chimiques, et l’expérience lui avait en outre enseigné quels étaient les plus nécessaires. C’est pourquoi, grâce à des offres d’antibiotiques, de semences, de fertilisants, de purificateurs d’eau – et même en certains cas de simples services pour la remise en état des outils locaux – les hommes des Échanges pouvaient émettre à leur tour leurs exigences.
Collings avait tenté d’enseigner l’espagnol à Helward, mais celui-ci ne manifestait toujours pas le moindre don. Il avait appris quelques phrases et ne prenait qu’une très faible part aux tractations.
Ils étaient parvenus à s’entendre avec les gens du village qu’ils venaient de quitter. Vingt hommes viendraient travailler aux voies, et un village plus petit, à quelque distance, en fournirait une dizaine. En outre, cinq femmes s’étaient portées volontaires, ou avaient été forcées – Helward ne savait trop que penser et n’avait pas posé de questions à Collings – pour aller vivre à la ville. Il revenait maintenant avec son ami pour prendre les produits promis et préparer les diverses guildes à ce nouvel apport de population temporaire. Collings avait décidé que tout le monde subirait une visite médicale, ce qui imposerait un surcroît de travail aux administrateurs de la Médecine.
Helward aimait bien travailler au nord de la ville. Ce serait d’ailleurs bientôt son territoire, car c’était là, au-delà de l’optimum, que la guilde du Futur opérait. Il voyait souvent des Futurs qui chevauchaient en direction du nord dans le territoire lointain où la ville devrait passer un jour. Il avait rencontré une ou deux fois son père et ils avaient eu de brefs entretiens. Helward avait espéré que son expérience d’apprenti aurait fait disparaître le malaise qui gâtait leurs rapports, mais son père était toujours aussi embarrassé en sa compagnie. Helward pensait que cela n’avait pas de raison profonde ni subtile, car une fois où Collings parlait de la guilde du Futur, il avait mentionné Futur Mann. « Un homme à qui il est difficile de parler, avait-il dit. Agréable quand on le connaît, mais très réservé. »
Au bout d’une demi-heure, Helward remonta à cheval et tourna bride. Un peu plus tard, il retrouva Collings qui se reposait à l’ombre d’un grand rocher. Ils partagèrent un repas improvisé. En témoignage de bonne volonté, le chef du village leur avait remis un grand morceau de fromage frais ; ils en mangèrent une partie, savourant ce changement à leur régime habituel d’aliments synthétiques.
— S’ils ont de telles choses à manger, observa Helward, je comprends qu’ils n’aient pas très envie de nos ersatz.
— Ne croyez pas qu’ils en mangent tout le temps. C’est le seul fromage qu’ils avaient. Et ils l’avaient sans doute volé ailleurs, car je n’ai pas vu de bétail.
— Alors pourquoi nous l’ont-ils offert ?
— Parce qu’ils ont besoin de nous.
Helward et Collings avaient repris la route vers la ville. Ils allaient à pied, menant leurs montures par la bride. Helward était à la fois impatient de rentrer et lourd de regret que son temps d’apprentissage fût à son terme. Il se rendait compte que c’était sans doute là son dernier entretien avec Collings, et sentit se réveiller en lui l’envie longtemps réprimée d’aborder un sujet qui l’agitait encore de temps à autre… De tous les hommes qu’il avait connus hors de la cité, Collings était le seul avec qui il pût en discuter. Et cependant il retourna longuement le problème dans son esprit avant de se décider enfin à l’évoquer.
— Vous êtes bien silencieux, lui dit soudain Collings.
— Je sais… veuillez m’excuser. Je pensais à mon accession au titre de membre de la guilde. Je ne suis pas certain d’être prêt.
— Pourquoi ?
— Ce n’est pas facile à dire… un vague doute.
— Voulez-vous me l’exposer ?
— Oui. Ou plutôt… est-ce possible ?
— Pourquoi non ?
— Eh bien… certains des hommes de guilde ne seraient pas d’accord, déclara Helward. J’étais plutôt perdu quand j’ai quitté la ville pour la première fois et j’ai très vite appris à ne pas poser trop de questions.
— Lesquelles, par exemple ?
Helward songea qu’il n’avait plus à se chercher de justifications.
— Il s’agit de deux choses… l’optimum et le serment. J’ai des doutes sur l’un et sur l’autre.
— Rien d’étonnant. J’ai travaillé avec des douzaines d’apprentis en cours de route, et ils s’inquiètent tous de ces points.
— Pouvez-vous me dire ce que je désire savoir ?
Collings secoua la tête :
— Pas sur l’optimum. Il vous appartient de le découvrir vous-même.
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