Il était un peu tôt pour que l’esprit de compétition créé par la répartition en quatre équipes de travail se manifeste, mais cela ne tarderait pas.
Malchuskin arrêta le chariot à courte distance du butoir et expliqua au chef de groupe – un homme d’âge moyen nommé Juan – ce qu’il y avait à faire. Juan retransmit les instructions aux manœuvres qui hochèrent la tête en signe de compréhension.
— Ils n’ont pas la moindre idée de ce qu’ils doivent faire, me dit Malchuskin en riant, mais ils font semblant de comprendre quand même.
La première tâche était de démanteler le butoir pour aller le reconstruire sur la voie, juste en arrière de la ville. Malchuskin et moi avions à peine commencé à leur montrer comment s’y prendre quand le soleil disparut d’un coup. La température baissa.
Malchuskin leva les yeux au ciel :
— Nous sommes bons pour un orage.
Après quoi il ne fit plus attention au temps et se remit à l’œuvre. Quelques minutes après nous parvint un premier grondement lointain de tonnerre, suivi de la pluie. Les ouvriers levèrent des yeux alarmés, mais Malchuskin les maintint au travail. Bientôt l’orage fut sur nous, avec des éclairs et des coups de tonnerre qui me terrifiaient. En quelques instants nous fûmes tous trempés comme des soupes, mais le travail se poursuivit. J’entendais déjà quelques protestations, mais Malchuskin – par l’intermédiaire de Juan – les fit taire.
Alors que nous transportions les éléments du butoir vers le bout de la voie, l’orage se dissipa et le soleil réapparut. Un des hommes se mit à chanter et les autres l’accompagnèrent. Malchuskin semblait heureux. Quand la journée de travail fut à son terme, le butoir était dressé à quelques mètres derrière la ville. Les autres équipes cessèrent également le labeur quand leurs butoirs furent érigés.
Le lendemain, on commença de bonne heure. Malchuskin paraissait toujours aussi satisfait, mais il manifesta le désir de voir les travaux avancer plus vite encore.
Alors que nous nous efforcions de démonter le tronçon le plus au sud de la voie, je vis par moi-même ce qui le tourmentait. Les tire-fond qui fixaient les rails aux traverses étaient tordus et il fallait les enlever à la main. La plupart n’étaient plus utilisables. De plus, la pression des tire-fond avait fendu le bois des traverses en de nombreux endroits – bien que Malchuskin eût affirmé que l’on pourrait s’en resservir – et nombre de fondations en béton s’étaient craquelées. Heureusement les rails eux-mêmes étaient encore en bon état. Malchuskin les trouva un peu gondolés mais jugea pouvoir les redresser sans trop de peine. Il eut un bref entretien avec les autres hommes des Voies et il fut décidé de s’abstenir pour le moment d’employer les draisines. Nous allions concentrer nos efforts à démonter la voie avant qu’elle subisse des dégâts plus étendus. De fait, il y avait encore trois bons kilomètres entre l’endroit où nous travaillions et la ville, or chaque trajet en draisine prenait du temps. La décision était sage.
À la fin de la journée, nous avions remonté jusqu’à un point de la voie où les effets de torsion du métal commençaient seulement à se faire sentir. Malchuskin et les autres se déclarèrent satisfaits. On chargea sur les draisines autant de rails et de traverses que l’on put, et ce fut de nouveau la fin du jour.
Les travaux se poursuivirent sur les voies. Quand ma période de dix journées arriva à son terme, l’enlèvement du matériel était très avancé. Les hommes embauchés travaillaient bien en équipe et on commençait déjà la pose des nouvelles voies au nord de la ville. Quand je quittai Malchuskin, il était aussi content que je ne l’avais jamais vu et je n’éprouvai aucun scrupule à prendre mes deux jours de congé.
Victoria m’attendait dans sa chambre. Mes bleus et mes écorchures avaient à peu près disparu et j’avais décidé de ne pas lui en parler. Elle n’avait certainement pas eu vent de l’échauffourée, car elle ne me posa pas de questions.
Après avoir quitté la cabane de Malchuskin, je m’étais rendu à pied à la ville, pour jouir de la fraîcheur du matin, avant que le soleil fût trop chaud. Je proposai à Victoria de monter jusqu’à la plate-forme.
— Elle sera sans doute fermée à cette heure de la journée, me dit-elle. Je vais voir.
Elle resta absente quelques minutes et revint me confirmer ses dires.
— Je pense qu’elle sera ouverte cet après-midi, dis-je, en songeant qu’à ce moment le soleil ne serait plus visible de la plate-forme.
— Ôte tes vêtements, me dit-elle. Ils ont de nouveau besoin d’être lavés.
Je commençai à me déshabiller, mais Victoria vint soudain me prendre dans ses bras. Spontanément, nous nous sommes embrassés, comprenant soudain quel plaisir nous prenions à nous revoir.
— Tu prends du poids, me dit-elle en faisant glisser ma chemise de mon dos et en passant légèrement la main sur ma poitrine.
— C’est le travail que j’abats, lui dis-je en commençant à déboutonner ses vêtements.
En raison de ce changement dans nos plans, ce ne fut que plus tard que Victoria emmena mes habits au nettoyage, me laissant seul à jouir du confort d’un vrai lit.
Après avoir déjeuné ensemble, nous découvrîmes que le chemin de la plate-forme était ouvert et nous y montâmes. Cette fois, nous n’étions pas seuls. Il y avait déjà là deux hommes de l’administration de l’Éducation. Ils nous reconnurent l’un et l’autre comme d’anciens pensionnaires de la crèche et bientôt une conversation banale s’engagea sur ce que nous avions fait depuis notre majorité. À l’expression de Victoria, je voyais qu’elle s’ennuyait tout autant que moi, mais nous n’osions ni l’un ni l’autre mettre brutalement fin à l’entretien.
Les deux hommes finirent quand même par nous souhaiter le bonsoir et regagnèrent l’intérieur de la cité.
Victoria m’adressa un clin d’œil, puis gloussa :
— Dieu, que je suis heureuse de ne plus être à la crèche, dit-elle.
— Moi aussi. Dire que je les trouvais intéressants quand ils étaient nos maîtres !
On s’assit sur un des bancs pour contempler les paysages. De cette partie de la ville, il n’était pas possible de voir ce qui se passait au pied des murailles. Je savais pourtant bien que les équipes des voies transportaient en ce moment même les rails du côté sud au côté nord, mais je ne les apercevais pas.
— Helward… pourquoi la ville se déplace-t-elle ?
— Je ne sais pas. Du moins pas vraiment.
— J’ignore comment les guildes se figurent que nous voyons les choses, reprit-elle. Personne n’en parle jamais, bien qu’il suffise de monter ici pour s’apercevoir que la ville a changé de site. Et pourtant, quand on en demande la raison, on s’entend répondre que cela ne regarde pas les administrateurs. Sommes-nous censés ne jamais poser de questions ?
— Ils ne te disent jamais rien ?
— Rien du tout. Avant-hier, en montant ici, j’ai constaté que la ville avait bougé. Peu de temps auparavant, la plate-forme avait été bouclée deux jours durant et l’on nous avait conseillé d’attacher les objets non fixes. Mais c’est tout.
— Bon, fis-je. Dis-moi une chose : pendant que la ville se déplaçait, en avais-tu conscience ?
— Non… ou du moins je ne crois pas. Je ne me suis rendu compte qu’après. Et en y repensant, je ne me rappelle rien d’inhabituel le jour où cela a dû avoir lieu… mais comme je ne suis jamais sortie de la ville, j’imagine que tout le temps que j’ai grandi, j’ai dû m’habituer à ce qui se passe. Est-ce que la cité voyage sur une route ?
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