Je regardai encore un instant le groupe vociférant puis je filai. Il y avait encore un détachement de miliciens près des mâts. Ils avaient évidemment perçu les éclats de la querelle et lorgnaient déjà la foule des ouvriers. En me voyant courir, six d’entre eux vinrent spontanément à ma rencontre.
— Il réclame quatre miliciens, dis-je, haletant de ma course.
— Pas assez ! Laisse-moi faire, petit.
Celui qui parlait, un chef, siffla bruyamment et adressa un geste de la main à ses troupes. Quatre soldats quittèrent leur position proche de la ville et accoururent. Ce fut donc un groupe d’une bonne dizaine qui se précipita vers le lieu de la discussion. Je suivis le mouvement. Sans prendre le temps de se concerter avec Collings, qui était toujours au centre de la mêlée, les miliciens chargèrent, utilisant leurs arbalètes comme des massues. Collings pivota brusquement pour crier quelque chose aux soldats, mais un des ouvriers le saisit par-derrière. Il fut jeté à terre et les manœuvres se précipitèrent pour le piétiner.
Les miliciens étaient de toute évidence entraînés à ce genre d’intervention, car ils se déplaçaient rapidement et efficacement, maniant leurs armes avec précision. J’observai un moment la bagarre, puis plongeai dans la mêlée pour m’efforcer de parvenir jusqu’à Collings. Un des ouvriers me prit au visage, ses doigts se refermèrent sur mes yeux. Je voulus me dégager, mais il n’était pas seul. Soudain, je me retrouvai libéré… et vis tomber les deux tooks qui m’avaient assailli. Les miliciens qui m’avaient sauvé n’interrompirent pas un instant leur matraquage systématique.
La foule grossissait à présent ; d’autres indigènes venaient prêter main-forte à leurs camarades. Bravement, je replongeai dans la mêlée, toujours à la recherche de Collings. Un dos étroit se dressait devant moi, sous une mince chemise blanche que la sueur collait à la peau. Sans réfléchir, je passai brutalement le bras autour de la gorge de l’homme, tirai sa tête en arrière et lui assenai un violent coup de poing sur l’oreille. Il s’écroula. Un autre se trouva devant moi. J’essayai la même tactique, mais cette fois, avant d’avoir seulement assuré ma prise, je reçus un coup de pied sauvage qui m’expédia à terre.
À travers une forêt de jambes, j’aperçus le corps de Collings, que l’on continuait de piétiner. Il gisait sur le ventre, les bras ramenés sur la tête pour se protéger. Je voulus me traîner jusqu’à lui, mais je fus roué de coups à mon tour. Un pied me frappa au côté du visage et je perdis connaissance un bref instant. Revenu à moi je me couvris la tête comme je pus et me propulsai dans la direction où j’avais aperçu Collings.
Tout autour de moi, des jambes, des corps, le rugissement de voix furieuses. Je levai les yeux. Je n’étais plus qu’à quelques centimètres de Collings. Je m’allongeai près de lui. Je voulus me relever mais fus immédiatement rejeté à terre d’un coup de pied.
À ma grande surprise, Collings avait encore toute sa connaissance. Je sentis son bras se poser sur mes épaules.
— Quand je vous le dirai, me cria-t-il dans l’oreille, levez-vous !
Un moment s’écoula, et son bras me serra plus fort.
— Allons-y !
Du même effort, nous nous redressâmes. Il me lâcha aussitôt et se mit à cogner des deux poings. Il atteignit un des hommes en plein visage. Je n’étais pas aussi grand que lui et ne réussis qu’à planter mon coude dans un ventre. J’encaissai en retour un direct sur le cou et retombai au sol. Quelqu’un m’empoigna et me remit debout. C’était Collings.
— Du cran ! (Il passa ses bras autour de mon corps et me soutint.) Ça va, dit-il. Tenez bon.
Peu à peu, la bagarre cessa. Les hommes reculèrent. Je m’effondrai dans les bras de Collings.
J’étais abruti. À travers une brume rouge qui me montait devant les yeux, j’aperçus un cercle de miliciens, arbalètes armées et épaulées. Les hommes d’équipe s’écartaient. Je m’évanouis.
Je repris mes esprits une minute plus tard. J’étais étendu sur le sol et un milicien se tenait près de moi.
— Il n’a rien ! cria-t-il – puis il s’en alla.
Je roulai sur le côté avec difficulté et vis à quelque distance Collings et le chef des miliciens plongés dans une violente discussion. À une cinquantaine de mètres de moi, les manœuvres s’étaient rassemblés, encerclés par la milice.
Je tentai de me relever et y réussis au deuxième essai. Je chancelai un moment en observant Collings et l’autre qui discutaient toujours. Peu après l’officier se dirigea vers le groupe de prisonniers et Collings s’approcha de moi.
— Comment vous sentez-vous ? me demanda-t-il.
Je voulais sourire, mais j’avais le visage enflé et douloureux. Je dus me contenter de le regarder fixement. Il avait une grande marque rouge sur un côté de la figure et son œil commençait à se fermer. Je remarquai également qu’il tenait un bras replié contre sa taille.
— Ça va bien, répondis-je.
— Vous saignez.
— Où ?
Je portai la main à mon cou – qui me faisait un mal abominable – et sentis un liquide tiède. Collings vint examiner la blessure.
— Ce n’est qu’une mauvaise égratignure, dit-il. Voulez-vous rentrer à la ville vous faire soigner ?
— Non. Que diable s’est-il passé ?
— La milice y est allée un peu fort. Je croyais vous avoir dit de m’en ramener quatre.
— Ils ont refusé de m’écouter.
— Je sais… ils sont comme ça.
— Mais pourquoi tout cela ? demandai-je. Il y a déjà pas mal de temps que je travaille avec ces hommes et ils ne nous ont encore jamais attaqués.
— Des tas de rancunes accumulées. Plus particulièrement, dans le cas présent, le problème était que trois de ces hommes ont des épouses dans la ville. Ils refusaient de repartir sans elles.
— Ce sont des hommes de la ville ? m’enquis-je, croyant avoir mal compris.
— Non… j’ai seulement dit que leurs femmes s’y trouvent. Ces hommes sont tous des indigènes, embauchés dans un village proche.
— C’est bien ce que je pensais. Mais que font leurs femmes dans la ville ?
— Nous les avons achetées.
Cette nuit-là, je dormis mal. Seul dans la cabane, je me déshabillai avec précaution pour examiner les dégâts. Tout un côté de ma poitrine n’était que bleus et meurtrissures profondes, douloureuses. La blessure de mon cou avait cessé de saigner, mais je la lavai à l’eau chaude et y appliquai un onguent que je trouvai dans la trousse de premiers secours de Malchuskin. Je découvris qu’au cours de la lutte je m’étais arraché un ongle. Ma mâchoire me faisait souffrir quand je la remuais.
Je songeai de nouveau à regagner la ville comme me l’avait conseillé Collings – elle n’était guère qu’à quelques centaines de mètres, après tout – mais finalement je décidai de rester. Je ne tenais nullement à attirer l’attention sur moi en me montrant dans les rues stérilisées et propres de la ville comme si je sortais d’une bagarre d’ivrognes. Ce n’était d’ailleurs pas tellement éloigné de la vérité. Je préférais encore lécher mes blessures dans la solitude.
Je cherchai le sommeil, mais ne réussis guère qu’à m’assoupir par courtes périodes d’une dizaine de minutes.
Je m’éveillai tôt le matin et me levai. Je ne voulais pas voir Malchuskin avant de m’être rendu un peu plus présentable. J’avais mal dans tout le corps et ne pouvais bouger qu’avec précaution.
Quand il arriva, Malchuskin était de mauvaise humeur.
— Je suis au courant, me dit-il d’emblée. Inutile de vous expliquer.
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