Judy s’assit toute droite dans son lit, envoyant balader toutes ses peluches. Elle ouvrait de grands yeux terrifiés et ne fut pas particulièrement rassurée quand sa mère l’eut arrachée aux draps pour la serrer dans ses bras.
« Calme-la, Rusty ! Calme-la ! »
Si c’était une crise de petit mal, elle s’arrêterait toute seule.
Mon Dieu, je vous en prie, faites que ça s’arrête tout de suite, pensa-t-il.
Il prit le visage tremblant et frissonnant de sa fille entre ses mains et essaya de faire pivoter sa tête vers le haut, voulant s’assurer que ses voies aériennes n’étaient pas obstruées par sa langue. Au début, dans le mauvais éclairage, il ne vit rien, gêné de surcroît par le foutu oreiller. Il le jeta sur le plancher. L’oreiller toucha Audrey au passage, mais elle ne broncha même pas, continuant à regarder la fillette avec la même intensité.
Rusty put renverser légèrement la tête de sa fille en arrière et l’entendre respirer. Une respiration normale ; aucune raucité anormale comme quand on cherche désespérément son oxygène.
« Maman, qu’est-ce qu’elle a, Jan-Jan ? demanda Judy en fondant en larmes. Elle est folle ? Elle est malade ?
— Non, elle n’est pas folle, juste un peu malade, répondit Rusty, étonné lui-même par le calme dont il faisait preuve. Je crois qu’il vaut mieux que tu laisses maman t’amener…
— Non ! s’exclamèrent-elles d’une seule voix.
— Bon, mais taisez-vous. Ne lui faites pas peur quand elle va se réveiller, parce qu’il y a des chances pour qu’elle ait déjà peur. Au moins un peu peur, se corrigea-t-il. Audrey, t’es un bon chien, un très bon chien, tu sais. »
Ce genre de compliment lançait d’ordinaire la chienne dans d’exubérantes manifestations de joie, mais pas ce soir. Elle n’agita même pas la queue. Puis, soudain, elle émit un simple « ouah » et s’allongea, le museau sur une patte. Deux secondes plus tard, les tremblements de Janelle cessaient et ses yeux se fermaient.
« J’veux bien être pendu, dit Rusty.
— Quoi ? demanda Linda, qui s’était assise sur le bord du lit de Judy, tenant toujours la fillette contre elle. Qu’est-ce qu’il y a ?
— C’est fini », dit Rusty.
Pas tout à fait, cependant. Quand Janelle rouvrit les yeux, ils étaient revenus à leur place habituelle mais elle ne le voyait pas.
« La Grande Citrouille ! s’exclama-t-elle. C’est la faute de la Grande Citrouille ! Il faut arrêter la Grande Citrouille ! »
Rusty la secoua doucement. « C’est juste un rêve, Jannie. Tu viens de faire un mauvais rêve, j’en ai peur. Mais c’est terminé et tout va bien. »
Pendant quelques instants encore, Janelle ne fut pas totalement là, même si ses yeux bougeaient et qu’elle le voyait et l’entendait, il s’en rendait bien compte. « Il faut arrêter Halloween, papa ! Il faut que tu arrêtes Halloween !
— D’accord, ma chérie, je vais l’arrêter. Halloween, c’est terminé. Complètement. »
Elle cilla, puis leva une main pour repousser la masse de cheveux, collés par la sueur, qui retombait sur son front. « Quoi ? Pourquoi ? J’allais être la princesse Leia ! Pourquoi il faut que tout tourne mal dans ma vie ? » Elle se mit à pleurer.
Linda s’approcha — Judy accrochée à elle par la robe de chambre — et prit Janelle dans ses bras. « Tu peux toujours devenir la princesse Leia, mon amour. Je te le promets. »
La fillette regarda ses parents, tout d’abord l’air étonné, soupçonneux, puis comme prise d’une peur croissante. « Qu’est-ce que vous faites ici ? Et pourquoi elle est debout ? ajouta-t-elle avec un geste vers sa petite sœur.
— T’as fait pipi au lit », dit Judy d’un ton suffisant qui donna envie à Rusty de la gifler.
Il se considérait en règle générale comme un père éclairé (en particulier s’il se comparait à ceux qu’il voyait se couler en rasant les murs dans le centre de santé, avec leur gosse au bras cassé ou à l’œil au beurre noir), mais pas ce soir.
« Ça ne fait rien, dit Rusty en prenant Janelle dans ses bras. Ce n’est pas ta faute. Tu as eu un petit problème, mais c’est terminé maintenant.
— Il va falloir qu’elle aille à l’hôpital ? demanda Linda.
— Non, seulement au centre, et pas ce soir. Demain matin. Je vais arranger ça avec le bon médicament.
— JE VEUX PAS DE PIQÛRE ! » hurla Janelle en se mettant à pleurer plus fort que jamais.
Voilà qui fit plaisir à Rusty. C’était un bruit qui respirait la santé. Puissant.
« Mais non, pas de piqûre, mon cœur. Juste des pilules.
— Tu es sûr ? » demanda Linda.
Rusty regarda leur chienne, à présent tranquillement allongée le museau sur la patte, oublieuse du drame.
« Audrey en est sûre , elle, en tout cas. Mais il vaut mieux qu’elle dorme ici ce soir, avec les filles.
— Ouais ! » s’écria Judy.
Elle se mit à genoux et serra Audrey dans ses bras de manière extravagante.
Rusty passa un bras autour des épaules de sa femme qui posa sa tête contre lui comme si elle était trop lourde et qu’elle ne pouvait plus la porter.
« Pourquoi maintenant ? demanda-t-elle. Pourquoi aujourd’hui ?
— Je ne sais pas. C’est déjà bien que ce ne soit que le petit mal. »
Sur ce point, ses prières avaient été entendues.
Folie, aveuglement, Cœur frappé de stupeur
Joe l’Épouvantail ne s’était levé ni tôt, ni tard : il était resté debout toute la nuit, en fait.
Joe l’Épouvantail, c’était Joseph McClatchey, treize ans, connu aussi sous le sobriquet de Super-neurones, ou encore de Skeletor, demeurant au 119 Mill Street. Mesurant un mètre quatre-vingt-six pour moins de soixante kilos, il était effectivement squelettique. Et question neurones, il était suréquipé. S’il restait en quatrième, c’était parce que ses parents étaient foncièrement opposés au principe de « sauter une classe ».
Joe s’en fichait. Ses amis (il en avait un nombre surprenant, pour un petit génie décharné de son âge) étaient là. Quant au boulot, c’était du gâteau et il y avait plein d’ordinateurs avec lesquels s’amuser ; dans le Maine, tous les lycéens en possédaient un. Certains des meilleurs sites web étaient bloqués, bien entendu, mais Joe n’avait pas mis longtemps à venir à bout d’inconvénients aussi mineurs. Il ne demandait qu’à partager l’information avec ses potes, notamment les deux intrépides rois de la planche de surf qu’étaient Norrie Calvert et Benny Drake (Benny aimait particulièrement surfer sur le site Blondes en Petites Culottes Blanches pendant ses passages quotidiens à la bibliothèque). Ce sens du partage expliquait sans doute en partie la popularité de Joe, mais pas entièrement ; les autres le trouvaient tout simplement cool. L’autocollant qu’il avait sur son sac à dos expliquait peut-être pourquoi : LUTTEZ CONTRE LES POUVOIRS INSTALLÉS.
Joe l’Épouvantail était un abonné aux meilleures notes, un joueur de basket brillant sur lequel on pouvait compter (dans l’équipe de l’université à treize ans !) et un joueur de football rusé comme un renard. Il n’était pas maladroit au piano et, deux ans auparavant, il avait remporté le second prix, lors de la compétition de Noël (« Les Talents de la Ville ») avec une parodie hilarante de danse sur la chanson de Gretchen Wilson, « Redneck Woman ». Les adultes qui y assistaient avaient applaudi et hurlé de rire. Lissa Jamieson, la responsable de la bibliothèque de la ville, prétendait qu’il aurait pu gagner sa vie à faire le clown comme ça s’il avait voulu, mais devenir un nerd style Napoleon Dynamite ne faisait pas partie des ambitions de Joe.
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