Mon cœur, je sais que tu es fatigué, mais peux-tu sortir Audrey ? Elle n’arrête pas de pousser ces gémissements bizarres qu’elle fait des fois. Est-il possible qu’elle ait vu ce truc venir ? On dit que les chiens sentent l’arrivée d’un tremblement de terre, alors peut-être… ?
Judy et Jannie disent qu’elles aiment leur papa. Moi aussi.
On trouvera bien un moment pour parler demain, d’accord ? Pour parler et évaluer la situation.
J’ai un peu la frousse.
Lin.
Il avait peur, lui aussi, et il n’était guère enchanté à l’idée que sa femme travaillait douze heures d’affilée demain, alors que de son côté l’attendait une journée de travail de seize heures, sinon plus. Pas enchanté non plus à l’idée que Judy et Janelle passent toute la journée avec Marta alors qu’elles aussi étaient certainement effrayées.
Mais ce qui l’enchantait moins que tout, c’était d’avoir à sortir leur golden retriever. À son avis il était possible que leur chienne ait senti venir la barrière ; il savait les chiens sensibles à nombre de phénomènes sur le point de se produire, et pas seulement les tremblements de terre. Sauf que, si c’était le cas, comment se faisait-il qu’Audrey n’ait pas arrêté de pousser ce que Linda appelait ses gémissements bizarres, hein ? Les autres chiens de la ville avaient été muets comme des tombes tout le long du chemin du retour, cette nuit. Pas un aboiement, pas un hurlement. Et il n’avait pas entendu parler d’autres chiens pris d’une crise de gémissements.
Elle dort peut-être dans son coin, près du poêle , se dit-il pendant qu’il tournait la clef dans la serrure de la cuisine.
Audrey ne dormait pas. Elle vint tout de suite à lui, non pas en bondissant de joie, comme elle le faisait d’habitude — T’es à la maison ! T’es à la maison ! Grâce à Dieu, t’es à la maison ! — mais en marchant de côté, rampant presque, la queue entre les pattes comme si elle s’attendait à recevoir un coup (ce qui ne lui était jamais arrivé) et non pas une caresse sur la tête. Et oui, elle poussait encore ses gémissements bizarres. Cela avait en fait commencé bien avant l’installation de la barrière. Puis elle s’était arrêtée pendant deux semaines, et Rusty avait espéré qu’on n’en reparlerait plus, après quoi elle avait remis ça, parfois doucement, parfois plus fort. Ce soir, le gémissement était sonore — ou peut-être était-ce seulement une impression, à cause de l’obscurité de la cuisine : les écrans numériques de la cuisinière et du micro-ondes étaient éteints et la veilleuse que Linda laissait allumée pour lui au-dessus de l’évier aussi.
« Arrête, ma fille, dit-il, tu vas réveiller toute la maison. »
Mais Audrey ne s’arrêta pas. Elle cala doucement sa tête contre le genou de Rusty et leva les yeux vers lui, dans l’étroit mais brillant faisceau de lumière qui partait de sa main droite. Il aurait juré que c’était un regard suppliant.
« Très bien, dit-il, très bien. On va faire un tour. »
La laisse était accrochée à une cheville, juste à côté de la porte de la réserve. Lorsqu’il voulut aller la chercher (laissant la lampe torche pendre autour de son cou, au bout du lacet), Audrey se faufila devant lui, d’un mouvement plus félin que canin. Sans le rayon de la lampe tournée vers le bas, il aurait pu trébucher sur elle. Voilà qui aurait mis un point final grandiose à cette journée de merde. « Juste une seconde, juste une seconde, attends un peu. »
Elle aboya vers lui et recula.
« Tais-toi, Audrey, tais-toi ! »
Mais au lieu de se taire, elle aboya à nouveau, bruit qui paraissait d’autant plus fort dans le silence de la maison endormie. Rusty en sursauta de surprise. Audrey se jeta sur lui, le saisit par son pantalon et recula, comme pour l’entraîner dans le couloir.
Soudain intrigué, Rusty se laissa faire. Quand elle vit qu’il la suivait, la chienne le lâcha, courut jusqu’à l’escalier, monta deux marches, regarda derrière elle et aboya à nouveau.
Une lumière s’alluma à l’étage, dans leur chambre. « Rusty ? » C’était Linda, la voix ensommeillée.
« Ouais, c’est moi, répondit-il, s’efforçant de ne pas parler trop fort. En fait, c’est Audrey. »
Il suivit la chienne dans l’escalier. Au lieu de se livrer à ses gambades habituelles, Audrey se retournait constamment pour regarder derrière elle. Les propriétaires de chien savent en général très bien déchiffrer les attitudes de leur animal, et c’était de l’anxiété que Rusty lisait chez elle. Audrey avait les oreilles couchées, la queue entre les pattes. S’il s’agissait de la même chose que les gémissements, le phénomène venait de passer à un stade supérieur. Rusty se demanda soudain s’il n’y aurait pas un intrus dans la maison. La cuisine était fermée à clef et Linda faisait en général bien attention à tout barricader, en particulier quand elle était seule avec les filles. Mais…
Linda arriva en haut des marches, serrant la ceinture de sa robe de chambre en tissu-éponge. Audrey la vit et aboya à nouveau. Genre, sors de mon chemin .
« Arrête ça, Audrey ! » Mais la chienne passa en force, heurtant suffisamment fort la jambe droite de Linda pour la repousser contre le mur. Puis le golden retriever courut jusqu’au bout du couloir, vers la chambre des filles où tout était encore calme.
Linda prit la lampe torche miniature qu’elle avait dans la poche de sa robe de chambre. « Mais au nom du ciel, qu’est-ce que…
— Je crois que tu ferais mieux de retourner dans la chambre, dit Rusty.
— Compte là-dessus ! » répliqua-t-elle, courant devant lui dans le couloir tandis que dansait le rayon brillant de sa lampe.
Les filles avaient sept et cinq ans et venaient d’entrer récemment dans ce que Linda appelait « la période de l’intimité féminine ». Audrey, arrivée à leur porte, se dressa sur ses pattes arrière et commença à gratter avec les pattes avant.
Rusty rattrapa Linda au moment où celle-ci ouvrait. Audrey bondit à l’intérieur, sans même jeter un coup d’œil vers le lit de Judy. La cadette dormait profondément, de toute façon.
Janelle, elle, ne dormait pas. Mais n’était pas éveillée non plus. Rusty comprit ce qui se passait dès l’instant où les rayons des deux lampes convergèrent sur elle et il se maudit de ne pas avoir pris conscience plus tôt de ce qui arrivait ; le phénomène avait dû commencer vers le mois d’août, peut-être même de juillet. Parce que le comportement d’Audrey — ses crises de gémissements — lui était parfaitement connu. Il n’avait tout simplement rien compris à ce qui se passait sous son nez.
Janelle avait les yeux ouverts, mais on n’en voyait que le blanc ; elle n’était pas prise de convulsions — Dieu merci — mais elle tremblait de tout son corps. Elle avait repoussé les couvertures à ses pieds, probablement dès le début et, dans le double rayon de lumière, on voyait la tache plus sombre qui mouillait le fond de son pyjama. Elle agitait les doigts comme si elle s’apprêtait à jouer du piano.
Audrey s’assit à côté du lit, contemplant sa jeune maîtresse avec une attention intense.
« Mais qu’est-ce qui se passe ? » s’écria Linda.
Dans l’autre lit, Judy bougea et marmonna : « Maman ? Faut se lever ? J’ai manqué le bus ?
— Elle a une crise d’épilepsie, répondit Rusty.
— Eh bien, fais quelque chose ! Aide-la ! Elle va mourir, c’est ça ?
— Non. »
La partie de son esprit qui restait froide et analytique lui disait qu’il s’agissait presque certainement d’une crise de petit mal [11] Les mots en italique suivis d’un astérisque sont en français dans le texte.
— comme avaient dû être les autres, sans quoi il aurait compris depuis longtemps. Mais nos réactions sont différentes quand il s’agit des nôtres.
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