Il attendit. Et voyez ! Le Seigneur Dieu s’adressa à Lester Coggins : « Je vais t’envoyer un signe. Fais ce que tu faisais quand tu étais un enfant, après un de tes mauvais rêves, va consulter ta bible.
— Tout de suite, dit Lester. À l’instant ! »
Il suspendit la corde à nœuds à son cou ; elle imprima un fer à cheval sanglant sur son torse et ses épaules. Il passa derrière le lutrin tandis que du sang coulait encore le long de sa colonne vertébrale et venait imbiber l’élastique de son short.
Il se tint devant le pupitre comme s’il allait prêcher (bien que même dans ses pires cauchemars il ne se fût jamais vu prêchant dans une telle tenue), referma la bible restée ouverte et ferma les yeux. « Seigneur, que Ta volonté soit faite — je Te le demande au nom de Ton fils, crucifié dans la honte et élevé dans la gloire. »
Et le Seigneur répondit : « Ouvre Mon Livre, et vois ce que tu vois. »
Lester fit ce qui lui était prescrit (prenant soin de ne pas ouvrir la grosse bible trop près du milieu — pour être sûr de tomber sur l’Ancien Testament). Il plongea le doigt dans une page sans regarder, puis rouvrit les yeux et se pencha sur le texte. Il était tombé sur le deuxième chapitre du Deutéronome, 28 e verset. Il lut :
L’Éternel te frappera de délire, d’aveuglement, d’égarement d’esprit.
L’égarement d’esprit, ça il arrivait à comprendre, mais dans l’ensemble, ce n’était pas encourageant. Ni clair. Sur quoi le Seigneur prit à nouveau la parole, et dit : « Ne t’arrête pas, Lester. »
Lester lut le verset suivant :
…et tu tâtonneras en plein midi…
« Oui, Seigneur, oui », dit-il dans un souffle, continuant à lire.
… comme l’aveugle dans l’obscurité, tu n’auras point de succès dans tes entreprises, et tu seras tous les jours opprimé, dépouillé, et il n’y aura personne pour venir à ton secours [10] Traduction française : Louis Segond (La Maison de la Bible). Les autres citations bibliques sont tirées de la même traduction.
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« Vais-je être frappé de cécité ? » demanda Lester, sa voix grondante s’élevant quelque peu. « Oh, mon Dieu, je T’en prie, ne fais pas ça — bien que, si c’est Ta volonté… »
Et le Seigneur lui parla de nouveau, disant : « Te serais-tu par hasard levé du pied gauche, ce matin, Lester ? »
Il écarquilla brusquement les yeux. Toujours la voix de Dieu, mais l’une des sentences préférées de sa mère. Un vrai miracle. « Non, Seigneur, non.
— Alors regarde encore. Qu’est-ce que je te montre ?
— Il est question de folie. Ou d’aveuglement.
— D’après toi, lequel des deux est le plus probable ? »
Lester parcourut les deux versets. Le seul mot répété était « aveugle ».
« Est-ce que… Seigneur, est-ce que c’est mon signe ? »
Le Seigneur répondit et dit : « Oui, en vérité, mais non celui de ta cécité ; car tes yeux voient à présent plus clairement. Va et cherche l’aveugle qui est devenu fou. Quand tu l’auras vu, tu devras dire à ta congrégation à quoi Rennie s’est livré là-bas, et le rôle que tu y as joué. Vous devrez le dire tous les deux. Nous en reparlerons mais pour le moment, Lester, va te coucher. Tu salis le plancher. »
Lester obéit, mais commença par nettoyer les gouttes de sang qui avaient éclaboussé le parquet, derrière le lutrin. Il le fit à genoux. Il ne pria pas en travaillant, mais il médita les versets. Il se sentait beaucoup mieux.
Pour le moment, il ne parlerait qu’en termes généraux des péchés qui avaient pu provoquer l’installation de cette barrière entre Chester’s Mill et le monde extérieur ; mais il chercherait le signe. Un homme ou une femme aveugle et devenu fou, ouais, en vérité.
Brenda Perkins écoutait WCIK parce que son mari aimait bien cette radio ( l’avait bien aimée), mais jamais elle n’aurait mis les pieds dans l’église du Christ-Rédempteur. Elle était Congo jusqu’à la moelle et veillait à ce que son mari vînt avec elle.
Avait veillé. Howie allait se retrouver dans l’église de la Congo une dernière fois. Il serait là, gisant, sans plus rien savoir, pendant que Piper Libby prononcerait son éloge funèbre.
Cette prise de conscience — avec ce qu’elle avait de brutal et définitif — fit mouche. Pour la première fois depuis qu’elle avait appris la nouvelle, Brenda s’effondra et éclata en sanglots. Peut-être le pouvait-elle maintenant. Maintenant, elle était seule.
À la télévision, le Président — la mine solennelle et paraissant terriblement vieux — était en train de dire : « Mes chers compatriotes, vous voulez des réponses. Je m’engage à vous les donner dès que je les aurai. Il n’y aura aucun secret autour de cette question. Mon éclairage sur ces évènements sera votre éclairage. Je m’y engage solennellement. »
« Ouais — et vous n’auriez pas aussi un pont à me vendre ? » dit Brenda qui se mit à pleurer de plus belle, car c’était l’une des plaisanteries favorites de Howie.
Elle coupa la télé, puis laissa tomber la télécommande à terre. Elle fut prise de l’envie de la piétiner et de la démolir mais s’en abstint, avant tout parce qu’elle imaginait Howie secouant la tête et lui disant de ne pas faire l’idiote.
Elle alla dans son petit bureau, désirant, en quelque sorte, le toucher pendant que sa présence était encore palpable. Elle en avait besoin. Dehors, le générateur ronronnait. Repu et content , aurait dit Howie. Elle avait jugé cette dépense scandaleuse lorsque Howie l’avait commandé, après le 11 Septembre (par simple souci de sécurité, lui avait-il dit), mais elle regrettait à présent toutes les critiques acerbes auxquelles elle s’était livrée. Devoir vivre son deuil dans le noir aurait été encore plus terrible, l’impression de solitude aurait été encore plus grande.
Sur le bureau de Howie, il n’y avait que l’ordinateur portable, resté ouvert. Une photo, prise il y avait longtemps, lors d’une partie de baseball de la Petite Ligue, servait de fond d’écran. Howie et Chip (alors âgé de onze ou douze ans) portaient le maillot des Sanders Hometown Drug Monarchs ; le cliché avait été pris l’année où Howie et Rusty Everett avaient permis à l’équipe des Sanders d’atteindre les finales de l’État. Chip avait les bras autour de la taille de son père et Brenda les siens autour des deux. Une bien belle journée. Mais les choses sont tellement fragiles. Aussi fragiles que le cristal. Comment aurait-on pu le savoir, à l’époque, quand il aurait peut-être été possible de la prolonger un peu ?
Elle n’avait pas encore pu joindre Chip et la seule idée de ce coup de téléphone — en supposant qu’elle puisse le donner — l’acheva. Sanglotant de plus belle, elle tomba à genoux à côté du bureau de son mari. Elle ne se serra pas les mains ni ne les joignit comme elle le faisait lorsqu’elle était enfant, agenouillée dans son pyjama en flanelle à côté de son petit lit et répétant comme un mantra : Dieu bénisse maman, Dieu bénisse papa, Dieu bénisse mon poisson rouge qui n’a pas encore de nom…
« Mon Dieu, c’est Brenda. Je ne Te demande pas de le ressusciter… enfin, si, mais je sais que Tu ne peux pas le faire. Donne-moi seulement la force de supporter tout ça, d’accord ? Et je me demande si Tu ne pourrais pas, peut-être… je ne sais pas si c’est blasphémer ou non, sans doute que oui, mais je me demande si Tu ne pourrais pas le laisser me parler une dernière fois. Peut-être le laisser me toucher une dernière fois, comme il a fait ce matin. »
À cette idée — les doigts de Howie sur sa peau, dans la lumière du soleil —, elle pleura encore plus fort.
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