Clover, sentant sa détresse, se mit à gémir. Piper lui dit de la fermer, puis revint à l’autel. Elle pensait souvent au symbole de la croix comme étant la version religieuse du Bowtie, le logo cruciforme de la marque Chevrolet, lequel devait son existence à la fantaisie d’un type qui disait l’avoir vu sur un papier peint à Paris et qu’il lui avait plu. Pour trouver quelque chose de divin à ce genre de symbole, il fallait être cinglé, non ?
Malgré tout, elle persévérait :
« Parce que, comme je suis certaine que Tu le sais, la Terre est tout ce que nous avons. La seule chose dont nous sommes sûrs. Je veux aider mes paroissiens. C’est mon boulot, et je tiens à continuer à le faire. En supposant que Tu sois là et que cela Te préoccupe — des pétitions de principe bien faibles, je l’admets —, alors aide-moi. Amen. »
Elle se releva. Elle n’avait pas de lampe torche, mais ne pensait pas avoir du mal à retrouver son chemin vers la sortie sans se cogner les tibias. Elle connaissait tous les recoins de cet endroit, tous ses obstacles. Elle l’aimait aussi. Elle ne se faisait aucune illusion sur son manque de foi, ni sur son amour entêté de l’idée elle-même.
« Viens, Clover, dit-elle. Le Président parle dans une demi-heure. L’autre Grand Absent. On l’écoutera sur la radio de la voiture. »
Clover la suivit, placide, nullement troublé par des questions de foi.
Du côté de la route de Little Bitch (que les ouailles de l’église du Christ-Rédempteur n’appelaient que la Numéro 3), se déroulait une scène infiniment plus dynamique, éclairée, de plus, par de puissantes lumières électriques. Le lieu du culte de Lester Coggins possédait un générateur d’un modèle tellement récent que les étiquettes de transport étaient encore collées sur son flanc d’un orange brillant. L’engin disposait de son propre cabanon, également peint en orange, à côté de la remise, à l’arrière de l’église.
Lester avait la cinquantaine très bien conservée — grâce à la génétique, mais aussi à ses efforts acharnés pour prendre soin du temple qui abritait son âme (quoique de judicieuses applications sur ses cheveux de la teinture Just For Men ne fussent pas non plus sans effet à cet égard). Il ne portait sur lui, ce soir-là, qu’un short de gym avec ORAL ROBERTS GOLDEN EAGLES imprimé sur la cuisse gauche ; presque tous les muscles de son corps saillaient.
Pendant les services religieux (il en conduisait cinq par semaine), Lester priait avec dans la voix des trémolos extatiques de télévangéliste, transformant le nom du Grand Costaud en quelque chose qui paraissait sortir tout droit d’une pédale wah-wah en surchauffe : non pas Dieu, mais DI–I-EUUH ! Dans ses prières privées, il retombait parfois dans le même genre de travers sans même s’en rendre compte. Mais lorsqu’il était profondément troublé, lorsqu’il avait vraiment besoin de prendre conseil auprès du Dieu de Moïse et d’Abraham, Lui qui voyageait tel un pilier de fumée de jour et tel un pilier de feu la nuit, Lester formulait ses répliques d’une voix de basse grondante qui n’était pas sans rappeler les grognements d’un chien prêt à se jeter sur un intrus. Il n’en avait pas conscience, car il n’y avait personne, dans sa vie, pour l’entendre prier. Piper Libby était veuve depuis qu’elle avait perdu son mari et leurs deux jeunes fils dans un accident de voiture, trois ans auparavant ; Lester Coggins était depuis toujours célibataire ; adolescent, il avait connu les affres de la masturbation et vu Marie-Madeleine se profiler dans l’encadrement de sa porte.
L’église, construite en coûteux érable rouge, était presque aussi récente que le générateur. Elle était par ailleurs si sobre qu’elle frisait l’austérité. Derrière le dos nu de Lester, s’alignaient trois rangées de bancs sous un plafond de poutres apparentes. En face de lui, la chaire, réduite à un lutrin sur lequel était posée une bible, se dressait devant une grande croix en séquoia avec pour fond une draperie de pourpre royale. La tribune du chœur se trouvait à mi-hauteur sur la droite, les instruments de musique — comprenant la guitare Stratocaster dont Lester jouait lui-même — étaient regroupés à l’une de ses extrémités.
« Dieu, entends ma prière », psalmodiait Lester de sa voix chevrotante spéciale prières. Il tenait à la main une lourde corde comportant douze nœuds, un par disciple. Le neuvième — Judas — était peint en noir. « Dieu, entends ma prière, je T’en prie au nom de Jésus Ton Fils crucifié et ressuscité. »
Il se mit à se fouetter le dos avec la corde, une fois par-dessus l’épaule gauche, une fois par-dessus l’épaule droite, son bras se levant et fléchissant sans peine. Ses biceps bien développés et ses deltoïdes commencèrent à se couvrir de sueur. Lorsqu’elle frappait sa peau déjà couturée de cicatrices, la corde à nœuds produisait le bruit d’un tapis que l’on bat. Il s’était déjà souvent soumis à cet acte de contrition, mais jamais avec autant de force.
« Dieu, entends ma prière ! Dieu, entends ma prière ! Dieu, entends ma prière ! Dieu , entends ma prière ! »
Vlan ! et vlan ! et vlan ! et vlan ! Cela brûlait comme du feu, comme des orties. S’enfonçait dans les boulevards et les chemins secondaires de son misérable système nerveux humain. À la fois terrible et terriblement satisfaisant.
« Seigneur, nous avons péché dans cette ville et je suis le premier de tous ces pécheurs. J’ai écouté Jim Rennie et j’ai cru en ses mensonges. Ouais, j’y ai cru et voici que nous en payons le prix, et il en est maintenant comme il en était jadis. Ce n’est pas seulement le coupable qui paie pour son péché, mais la multitude. Tu retardes le moment de Ta colère, mais quand elle se déchaîne, Ton courroux est comme la tempête qui balaie un champ de blé, ne couchant pas seulement une tige ni même une dizaine, mais les abattant toutes. J’ai semé le vent et récolté la tempête, non pas pour un seul mais pour la multitude. »
Il y avait d’autres péchés et d’autres pécheurs à Chester’s Mill — il le savait, il n’était pas naïf, ils juraient, dansaient, copulaient et se droguaient, il ne le savait que trop — et ils méritaient sans aucun doute d’être punis, d’être flagellés , mais cela était vrai de n’importe quelle ville, certainement, or celle-ci était la seule et unique à devoir subir cette malédiction divine.
Et cependant… et cependant… était-il possible que cette étrange malédiction ne fût pas la conséquence de ses péchés ? Oui. C’était possible. Mais peu probable.
« Seigneur, j’ai besoin de savoir ce que je dois faire. Me voici à la croisée des chemins. Si c’est par Ta volonté que je vais me tenir devant ce lutrin demain matin et confesser les actes que cet homme m’a poussé à faire — les péchés que nous avons commis ensemble, les péchés que j’ai commis seul — alors, je le ferai. Mais cela signifierait la fin de mon ministère et il m’est difficile de croire que cela soit Ta volonté, en un moment aussi crucial. Si c’est Ta volonté que j’attende… que j’attende et que je voie ce qui se passe… que j’attende et prie avec mes ouailles que ce fardeau nous soit ôté… alors, je le ferai. Que Ta volonté soit faite, Seigneur. Aujourd’hui et à jamais. »
Il interrompit sa flagellation (il sentait de chauds et réconfortants filets de sang couler dans son dos nu ; plusieurs nœuds de la corde étaient rougis) et tourna son visage mouillé de larmes vers les poutres du plafond.
« Parce que ces gens ont besoin de moi, Seigneur. Tu sais qu’ils ont besoin de moi, maintenant plus que jamais. Alors… si c’est Ta volonté que cette coupe soit éloignée de mes lèvres… je T’en prie, envoie-moi un signe. »
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