« Les dés étaient pipés », avait déclaré Sam McClatchey, tout en manipulant la médaille d’argent de son fils, la mine sombre. Il avait probablement raison ; le gagnant, cette année-là, avait été Dougie Twitchell — qui se trouvait être par hasard le frère de la troisième conseillère. Twitchell avait jonglé avec une demi-douzaine de gourdins indiens tout en chantant « Moon River ».
Joe se fichait que les dès eussent été pipés. Il avait perdu tout intérêt pour la danse comme il perdait tout intérêt pour une chose dès qu’il commençait à la maîtriser. Même son amour du basket, qu’il aurait cru éternel quand il avait dix ans, commençait à diminuer.
Seule sa passion pour Internet, la galaxie électronique des possibilités infinies, paraissait rester toujours aussi vive.
Son ambition secrète (qu’il n’avait jamais exprimée, même devant ses parents) était de devenir président des États-Unis. Peut-être que je ferai le numéro de Napoleon Dynamite le jour de mon inauguration , pensait-il parfois . Cette connerie resterait sur YouTube pour l’éternité .
Joe passa toute la nuit qui suivit l’installation du Dôme sur Internet. Les McClatchey n’avaient pas de générateur, mais la batterie de son portable était gonflée à bloc — sans compter qu’il en avait une demi-douzaine en réserve. Il avait incité les sept ou huit autres membres de son club informatique informel à avoir des pièces de rechange de côté et il savait où en trouver d’autres en cas de besoin. Ce ne serait peut-être pas la peine ; le lycée possédait un super-générateur et il pensait pouvoir y recharger ses batteries sans problème. Même si le lycée de Chester’s Mill était fermé, Mr Allnut, le concierge, le laisserait certainement se brancher. Mr Allnut était lui aussi grand amateur de blondesenculottesblanches.com. Sans parler des téléchargements de musique country qu’il pouvait faire gratos grâce à Joe l’Épouvantail.
Joe fit chauffer son Wi-Fi à blanc cette première nuit, sautant de blog en blog avec l’agilité fébrile d’une grenouille sur des rochers brûlants. Chaque blog était plus nul que le précédent. Les faits étaient bien minces, les théories de la conspiration foisonnaient. Joe était d’accord avec ses parents, quand ils appelaient les théoriciens du complot les plus illuminés « les types à la passoire sur la tête », mais il croyait aussi à l’idée que si l’on voyait du crottin partout, c’est qu’il y avait un poney pas loin.
Alors que le Jour du Dôme devenait le Deuxième Jour, tous les blogs suggéraient la même chose : le poney, dans ce cas-là, n’était ni les terroristes, ni les envahisseurs venus de l’espace, ni le Grand Cthulhu de Lovecraft, mais le bon vieux complexe militaro-industriel. Les détails variaient d’un site à l’autre, mais les analyses se ramenaient en fait à trois théories. La première voulait que le Dôme fût une expérience menée sans états d’âme, la population de Chester’s Mill servant de cobaye. La deuxième estimait que c’était une expérience, en effet, mais qu’elle avait mal tourné et était devenue incontrôlable (« exactement comme dans The Mist », avait écrit l’un des blogueurs). La troisième contestait que ce fût une expérience et affirmait qu’il s’agissait d’un prétexte créé de toutes pièces, froidement, pour justifier une guerre aux ennemis déclarés des États-Unis. « ET NOUS GAGNERONS ! écrivait ToldjaSo87. CAR AVEC CETTE NOUVELLE ARME, QUI PEUT S’OPPOSER À NOUS ? Mes amis, NOUS SOMMES DEVENUS LES NOUVEAUX PATRIOTES DES NATIONS ! ! ! ! »
Joe ignorait laquelle de ces théories était la vraie. Il ne s’en souciait pas vraiment. Ce qui l’inquiétait était qu’elles avaient un dénominateur commun expressément désigné : à savoir le gouvernement.
Il était temps d’organiser une manifestation dont, bien entendu, Joe prendrait la tête. Pas dans l’agglomération, mais sur la Route 119, où ils pourraient s’adresser directement aux détenteurs de l’autorité — The Man , en argot américain. Il n’y aurait peut-être que la bande de Joe, au début, mais d’autres les rejoindraient. Il n’en doutait pas. The Man devait probablement toujours tenir la presse à l’écart, mais même à treize ans, Joe était assez malin pour savoir que cela n’était pas nécessairement important. Parce qu’il y avait des gens, sous ces uniformes, et des cerveaux en état de fonctionner derrière au moins quelques-uns de ces visages dénués d’expression. La présence militaire dans son ensemble constituait The Man , mais des individus se cachaient dans cet ensemble, et certains d’entre eux devaient être des blogueurs secrets. Ils feraient passer le mot et ils joindraient parfois à leur rapport des photos prises avec leur portable : Joe McClatchey et ses amis brandissant des pancartes sur lesquelles on lirait : FIN DU SECRET, ARRÊTEZ L’EXPÉRIENCE, LIBÉREZ CHESTER’S MILL et ainsi de suite.
« Il faudra dresser des pancartes tout autour de la ville, aussi », murmura-t-il. Ce ne serait pas un problème. Tous ses potes avaient des imprimantes. Et des bécanes.
Joe l’Épouvantail commença à envoyer ses premiers courriels aux premières lueurs de l’aube. Il allait bientôt faire sa tournée sur sa propre bicyclette et enrôler Benny Drake. Peut-être aussi Norrie Calvert. Les membres de sa bande étaient plutôt des lève-tard les week-ends, en général, mais Joe se disait que tout le monde serait debout de bonne heure aujourd’hui. The Man allait sans aucun doute fermer rapidement l’accès à Internet, comme il l’avait fait pour les téléphones, mais pour le moment, c’était l’arme de Joe, l’arme du peuple.
Il était temps de lutter contre le pouvoir.
« Levez la main droite, les gars », dit Peter Randolph. Il était fatigué et avait des poches sous les yeux, alors qu’il se tenait devant ses nouvelles recrues, mais il ressentait aussi une certaine joie sinistre. La voiture verte du chef était garée dans le parking de la police, le plein fait et prête à rouler. C’était sa voiture à présent.
Les nouvelles recrues — Randolph avait l’intention de les désigner sous l’appellation « adjoints spéciaux » dans son rapport aux conseillers — levèrent docilement la main. Il y en avait cinq et l’un d’eux n’était pas un gars mais une jeune femme boulotte du nom de Georgia Roux. Coiffeuse au chômage, elle était la petite amie de Carter Thibodeau. Junior avait soufflé à son père l’idée d’engager aussi une fille, pour que tout le monde soit content, et Big Jim l’avait aussitôt adoptée. Randolph avait tout d’abord refusé, pour finalement céder lorsque Big Jim lui avait adressé son sourire le plus féroce.
Et, devait-il admettre tandis qu’il leur faisait prêter serment, en présence de quelques-uns des membres officiels de la force, ils avaient sans conteste des mines de coriaces. Junior avait perdu un peu de poids au cours de l’été ; il était encore loin de son poids de forme, quand il jouait dans l’équipe de football de son lycée, et il aurait eu besoin de se remplumer un peu, mais les autres, même la fille, étaient sacrément balèzes.
Ils répétèrent les mots après lui, phrase après phrase : Junior tout à gauche, à côté de son ami Frankie DeLesseps ; puis Thibodeau et la fille Roux ; Melvin Searles à l’autre bout. Searles arborait un sourire niais, genre je vais faire un tour à la foire. Randolph le lui aurait fait disparaître le temps de le dire, s’il avait disposé de trois semaines pour former ces gosses (bon sang, même une seule), mais il s’abstint.
Le seul point qu’il n’avait pas concédé à Big Jim concernait le port d’arme. Rennie était pour, insistant sur le fait que ces jeunes gens « avaient la tête froide et craignaient Dieu », ajoutant qu’il serait heureux de les leur fournir lui-même, si nécessaire.
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