Philip Farmer - Le Monde du Fleuve

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Ce jour-là, tous les humains qui avaient jamais vécu se réveillèrent, nus, sur les rives du fleuve de l’éternité. Ils étaient trente ou quarante milliards, de toutes les époques et de toutes les cultures, parlant chacun sa langue et éprouvant quelques difficultés à se faire comprendre.
Long de trente-deux millions de kilomètres, le fleuve de l’éternité ne coule pas à la surface de la Terre, mais serpente sur un monde spécialement remanié pour accueillir les ressuscites.
Par qui ? Dans quel but ?
Ce sont les questions que se posent, entre autres ressuscités célèbres, l’explorateur Richard Burton, Sam Clemens, alias Mark Twain, en compagnie de Hermann Goering, Jean sans Terre, Cyrano de Bergerac, Mozart, Ulysse et d’autres figures célèbres ou inconnues.
Seul le talent de Philip José Farmer pouvait évoquer un univers picaresque à la dimension du passé et de l’avenir de l’humanité.

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Après avoir scruté la pénombre au-dessous des arbres, Burton se dirigea vers la hutte d’où il jugeait que les cris s’étaient élevés.

Il écarta le rideau d’herbes tressées. La lumière des étoiles éclaira, par la fenêtre ouverte, le visage du dormeur. Burton poussa un sifflement de surprise. Il avait reconnu le visage rond et les cheveux blonds du jeune homme qui se trouvait devant lui.

Il entra dans la hutte sans faire de bruit. Le dormeur geignit, replia son bras sur sa joue et se retourna à demi. Burton s’immobilisa quelques secondes, puis reprit sa progression. Il posa sa sagaie sur le sol, sortit son poignard de la gaine et en posa la pointe au creux de la gorge du dormeur. Celui-ci écarta le bras, ouvrit les yeux et prit une expression horrifiée en voyant Burton. L’explorateur lui plaqua la main sur la bouche.

— Hermann Goering ! Pas un geste, pas un cri, sinon vous êtes mort !

Les prunelles bleu pâle de Goering étaient assombries par la pénombre, mais il était devenu blanc de frayeur. Tremblant, il voulut se redresser mais retomba en arrière quand la pointe de silex commença à s’enfoncer dans sa peau.

— Depuis combien de temps êtes-vous ici ? interrogea Burton.

— Mais qui êtes ?… commença Goering en anglais. C’est vous, Richard Burton ? ajouta-t-il en écarquillant les yeux. Je ne rêve pas ? C’est bien vous ?

Son haleine, ainsi que toute la hutte, empestait la gomme à rêver. De plus, l’Allemand était beaucoup plus maigre que la dernière fois que Burton l’avait vu.

— J’ignore depuis combien de temps, fit Goering pour répondre à la question de Burton. Quelle heure est-il ?

— Environ une heure avant l’aube. Hier, c’était l’anniversaire de la Résurrection.

— Dans ce cas, cela fait trois jours que je suis ici. J’aimerais boire un verre d’eau. J’ai la gorge aussi sèche qu’un sarcophage.

— Ça ne m’étonne pas. Vous êtes une momie ambulante, si vous vous adonnez à la gomme à rêver.

Burton se redressa et désigna du doigt une cruche de terre posée sur une petite table de bambou.

— Buvez si vous voulez, mais inutile de tenter quoi que ce soit.

Goering se leva péniblement et se dirigea vers la table en chancelant.

— Vous voyez bien que je suis trop faible pour vous attaquer, et d’ailleurs pourquoi le ferais-je ? demanda-t-il en buvant bruyamment à même la cruche.

Il prit ensuite une pomme qui se trouvait sur la table et la croqua.

— Que faites-vous ici ? demanda-t-il entre deux bouchées. Je croyais être débarrassé de vous.

— Répondez d’abord à mes questions, et vite. Vous me posez un problème qui ne me plaît pas du tout.

20.

Goering se remit à mâcher sa pomme, puis s’arrêta, dévisagea Burton et dit :

— Pour quelle raison ? Je n’ai aucune autorité ici. Même si j’en avais, que voudriez-vous que je vous fasse ? Je ne suis qu’un invité de passage, comme vous. Nos hôtes sont d’une discrétion remarquable. Ils ne m’ennuient jamais. Ils se contentent de venir me demander de temps à autre si je vais bien. J’ignore cependant combien de temps encore ils me permettront de rester ici sans rien faire.

— Vous n’avez jamais quitté cette hutte ? Qui s’occupe de recharger votre graal ? Comment vous êtes-vous procuré toute cette gomme ?

Goering eut un sourire rusé :

— J’en avais amassé une grande quantité, à l’endroit où j’étais avant. C’est à quinze cents kilomètres d’ici en amont.

— Dites plutôt que vous l’avez volée à de malheureux esclaves. Mais puisque vous étiez si bien là-bas, pourquoi êtes-vous parti ?

Goering se mit brusquement à pleurer. Les larmes ruisselèrent le long de ses joues, sur ses clavicules et sur sa poitrine. Ses épaules tremblaient.

— Je… je n’ai pas pu faire autrement. Je n’étais plus bon à rien. Je perdais mon autorité. Je passais trop de temps à boire, à fumer de la marijuana ou à mâcher de la gomme. Ils disaient que j’étais trop faible avec les esclaves. Ils auraient fini par m’éliminer, ou par faire de moi un esclave. Alors, une nuit, j’ai pris la fuite. J’ai descendu le Fleuve en bateau jusqu’ici. J’ai donné une partie de la gomme à Sevier en échange du gîte et du couvert pour quinze jours.

Burton considéra Goering avec curiosité.

— Vous saviez très bien ce qui se passerait si vous preniez trop de gomme. Cauchemars, délire, hallucinations… déchéance physique et morale. Vous en avez sûrement vu les effets sur d’autres.

— Sur Terre, je me droguais à la morphine ! s’écria Goering. J’ai lutté longtemps contre cela. J’ai fini par gagner. Mais quand les choses ont mal tourné pour le III eReich et pour moi, et surtout quand Hitler s’est retourné contre moi, j’ai recommencé à me droguer !

Il marqua un instant de pause, puis continua :

— Ici, quand je me suis retrouvé dans une nouvelle vie, avec un corps tout neuf, quand j’ai cru que j’avais une éternité devant moi pour faire exactement ce qui me plaisait sans que ni Dieu ni Diable ne lève un doigt courroucé pour m’arrêter, je me suis dit que je pourrais aller plus loin que le Führer lui-même ! Ce petit pays où vous m’avez rencontré pour la première fois n’était pour moi qu’un début ! J’aurais pu étendre mon empire sur des milliers de kilomètres en amont et en aval du Fleuve, des deux côtés de la vallée ! J’aurais régné sur dix fois plus de sujets qu’Hitler n’a jamais rêvé en avoir !

Il se remit à sangloter, but un nouveau verre d’eau et mit un morceau de gomme dans sa bouche. Il mastiqua lentement. Ses traits se détendirent. A chaque seconde, la béatitude le gagnait davantage.

— Chaque nuit, reprit-il, je faisais le même cauchemar. Je vous voyais en train de me plonger cette horriblé lance dans l’estomac. Quand je me réveillais, je souffrais comme si j’avais une véritable pointe de silex dans les entrailles. J’ai pris l’habitude de mâcher de la gomme pour oublier la douleur et l’humiliation. Au début, cela m’a aidé. Dans les visions que me procurait la drogue, j’étais le maître du monde. J’étais tout à la fois Hitler, Napoléon, Jules César, Alexandre le Grand et Gengis Khan. J’étais de nouveau à la tête de l’Escadrille de la Mort Rouge de von Richthofen. C’était la belle époque, les jours les plus heureux de ma vie, sous bien des aspects. Mais l’euphorie céda vite la place à l’horreur. Je me trouvai précipité en enfer. Je devins mon propre accusateur. J’ajoutai ma voix aux clameurs des millions de victimes de ce grand et glorieux héros, ce fou ignoble, Hitler, que j’avais tellement vénéré et au nom de qui j’avais commis tant de crimes.

— Tiens, c’est un nouveau son de cloche, s’étonna Burton. Vous reconnaissez maintenant vos forfaits ? Vous disiez pourtant que toutes vos actions étaient justifiées et que vous n’aviez été trahi que par…

Il s’interrompit brusquement. Il venait de se rendre compte qu’il s’éloignait de son propos original. Il reprit en hochant la tête :

— J’ai de la peine à croire que vous puissiez posséder même l’ombre d’une conscience. Mais peut-être votre attitude est-elle la clé d’une question qui tourmente les puritains depuis le Jour de la Résurrection. Pourquoi avons-nous dans nos graals, en même temps que la nourriture ou les objets indispensables, d’abondantes rations d’alcool, de tabac, de gomme et de marijuana ? La gomme, tout au moins, a des propriétés plus sournoises et plus dangereuses que la plupart des utilisateurs ne l’imaginent.

Il se pencha vers Goering. L’Allemand avait les yeux mi-clos et les mâchoires entrouvertes.

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