Ruach se disait qu’au fond Burton était heureux d’avoir eu à prendre cette décision. Ainsi, il échappait à la terrible responsabilité de gouverner l’Etat naissant. Il était libre de faire ce qu’il voulait. Il pouvait se lancer dans la plus grande de ses aventures.
— Tout est pour le mieux, je suppose, murmura Ruach en s’adressant à lui-même. Un homme peut trouver le salut sur la route, s’il le désire, aussi bien qu’en restant chez lui. C’est à chacun de décider. Pour ma part, je préfère, comme le personnage de Voltaire (Comment s’appelait-il ? Déjà les choses de la Terre commencent à échapper à ma mémoire), cultiver mon propre jardin.
Il regarda Burton, dont la silhouette commençait déjà à disparaître dans le lointain.
— Qui sait ? Un jour, peut-être, il rencontrera Voltaire.
Il soupira, puis ajouta avec un sourire :
— A moins que Voltaire ne me rende d’abord visite ici.
Hermann Goering, je te hais !
La voix, irréelle, s’était enflée, puis avait disparu dans le ciel de son rêve comme une roue de feu surgie du rêve de quelqu’un d’autre. Chevauchant la vague hypnogène, Richard Francis Burton avait conscience d’être en train de rêver, mais ne pouvait intervenir.
Une ancienne vision lui revint.
Tout était flou, entouré de pénombre. Un éclair lui montra son corps glabre flottant, parmi des millions d’autres, dans l’immense vide où les humains transitaient. Un autre révéla les Gardiens sans nom qui le découvraient éveillé et braquaient sur lui leur tube de métal poli. Puis des images saccadées du rêve qu’il avait fait juste avant sa résurrection défilèrent dans son esprit.
Tu dois payer le prix de la chair , avait dit Dieu cinq ans auparavant. Et maintenant, il répondit à la question qu’avait formulée Burton et qui était restée tout ce temps sans réponse :
— Il faut que toute cette opération soit rentable, imbécile ! tonna ce Dieu qui avait les traits de Burton. J’ai fait de lourds sacrifices et je me suis donné beaucoup de peine pour que vous ayez, toi et ces misérables vermisseaux, une seconde chance !
— Une seconde chance de quoi faire ? demanda Burton, épouvanté à l’idée de ce que Dieu allait peut-être lui répondre.
Il fut soulagé quand le Tout-Puissant (maintenant seulement, Burton remarquait qu’il manquait un œil à Iahvé-Odin et que du fond de son orbite béante brillaient les flammes de l’enfer) ne répliqua point. Il était parti. Ou plutôt, il s’était métamorphosé en une immense tour grise et cylindrique qui surgissait des brumes d’où montait la rumeur de l’océan.
— Le Graal !
Il revit l’homme qui lui avait parlé du Grand Graal. Cet homme en avait lui-même entendu parler par quelqu’un d’autre, qui tenait ce récit de la bouche de quelqu’un qui avait entendu dire que… et ainsi de suite. Le Grand Graal comptait parmi les quelques légendes qui avaient eu le temps de circuler dans le monde du Fleuve, ce Fleuve qui s’enroulait comme un serpent autour de cette planète, d’un pôle à l’autre. C’était l’histoire d’un homme – un sous-homme, selon certaines versions – qui était parvenu à grand-peine à escalader les montagnes du pôle Nord. Arrivé au sommet, il avait vu le Grand Graal, la Tour Noire et le Château des Brumes avant de trébucher – ou bien d’être poussé – dans le vide. La tête la première, poussant un hurlement, il avait disparu dans les eaux froides et tumultueuses qui formaient l’océan des Brumes. Puis l’homme – ou le sous-homme – s’était réveillé au bord du Fleuve, où la mort n’était jamais définitive, bien qu’elle n’eût rien perdu de son caractère atroce et angoissant.
Il avait raconté à tout le monde ce qu’il avait vu. Le récit s’était répandu dans la vallée du Fleuve comme une traînée de poudre.
Depuis longtemps, Richard Francis Burton, l’éternel errant, le pèlerin impénitent, rêvait de lancer l’assaut contre les remparts du Grand Graal. Il découvrirait ainsi le secret de cette planète et celui de leur résurrection, car il était convaincu que les êtres qui avaient aménagé la planète étaient les mêmes que ceux qui avaient construit la tour.
— Meurs, Hermann Goering ! Meurs, et laisse-moi en paix ! hurla une voix d’homme en allemand.
Burton ouvrit les yeux. Il ne vit rien d’autre que l’éclat diffus des étoiles agglomérées qui pénétrait par la fenêtre ouverte de la hutte.
Quand sa vision se fut accoutumée aux formes sombres qui peuplaient la hutte, il distingua les silhouettes de Frigate et Loghu endormis sur leurs nattes près du mur opposé. Il tourna la tête et aperçut Alice, enveloppée dans un grand morceau de tissu blanc qui lui servait de couverture. Son visage était tourné vers lui et la blancheur de son teint contrastait avec le nuage de cheveux noirs répandus sur le sol à côté de la natte.
Quelques heures auparavant, à la tombée de la nuit, le bateau à un mât à bord duquel ils descendaient le Fleuve avait accosté en pays ami. Le petit Etat de Sevieria était principalement peuplé par des Anglais du seizième siècle dont le chef, il est vrai, était un Américain qui avait vécu à la fin du dix-huitième et au début du dix-neuvième siècle, John Sevier, fondateur de l’« Etat perdu » de Franklin, devenu plus tard le Tennessee.
Sevier et ses amis avaient fait bon accueil à Burton et à son équipage. Ils réprouvraient les principes esclavagistes de bon nombre de leurs voisins de la vallée du Fleuve. Après leur avoir permis de recharger leurs graals et de se restaurer, Sevier les avait officiellement conviés à une fête qu’ils donnaient le soir même pour célébrer l’anniversaire de la Résurrection. Puis ils avaient été conduits dans les logements réservés aux gens de passage.
Burton avait toujours eu le sommeil léger. Il avait eu du mal à s’endormir. Longtemps, il avait écouté la respiration régulière ou les ronflements profonds des autres avant de succomber enfin à la fatigue. Il avait fait un rêve interminable, puis avait été réveillé par la voix qui s’était étrangement mêlée à ses songes.
Hermann Goering… Il l’avait tué de ses propres mains, mais il devait revivre quelque part au bord du Fleuve. L’homme qui gémissait et hurlait ainsi dans la hutte voisine avait-il lui aussi souffert à cause de Goering, sur Terre ou bien ici ?
Il repoussa sa couverture et se leva sans bruit. Il mit son kilt à fixations magnétiques, boucla sa ceinture en peau humaine et s’assura que le couteau de silex était bien à sa place dans son étui de cuir, en cuir humain également. Saisissant une sagaie – un simple bâton de bois dur muni à son extrémité d’une pointe en silex –, il sortit de la hutte sur la pointe des pieds.
Le ciel sans lune était cependant aussi clair que par une nuit de pleine lune sur la Terre. Les étoiles agglutinées l’embrasaient de mille couleurs sur un fond de nébuleuses pâles.
Les logements des voyageurs se trouvaient à plus de deux kilomètres du Fleuve, sur les hauteurs de la deuxième chaîne de collines qui bordaient la plaine. Il y avait là sept huttes en bambou, à une seule pièce, à la toiture de feuilles et d’herbes sèches. Plus loin, sous le feuillage imposant de quelques arbres à fer ou à l’abri des pins et des chênes géants, se dressaient d’autres huttes. A une distance de huit cents mètres, érigée au sommet de la plus haute colline, il y avait une grande enceinte circulaire en bambou que tout le monde appelait familièrement la « Maison Ronde ». Elle abritait une grande partie des autorités de Sevieria.
De hautes tours de guet en bambou s’échelonnaient, à peu près tous les kilomètres, le long du Fleuve. Des torches brûlaient toute la nuit au sommet de ces miradors où des sentinelles montaient perpétuellement la garde.
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