— Nous verrons bien, dit Burton. S’ils ne nous fournissent pas de livres, nous les ferons nous-mêmes. Dans la mesure du possible.
Il se disait que la question de Frigate était stupide, mais que de toute façon personne pour l’instant ne semblait avoir la tête sur les épaules.
Au pied des collines, deux autres hommes, Rocco et Brontich, relayèrent Monat et Kazz. Burton, en tête, coupa à travers les hautes herbes. Ils se faisaient égratigner les jambes. A l’aide de son couteau, Burton coupa différentes tiges pour en éprouver la souplesse et la solidité. Frigate marchait à côté de lui. Il ne cessait de bavarder. Probablement, se dit Burton, pour s’empêcher de penser aux deux morts qui l’avaient tant impressionné.
— Songez donc, disait-il. Si tous ceux qui ont vécu sur la Terre à toutes les époques ont été ressuscites ici, quelles fantastiques possibilités de recherche vont s’offrir à nous ! Que de mystères et d’énigmes historiques nous allons pouvoir éclaircir ! Nous pourrions retrouver John Wilkes Booth et découvrir si le secrétaire d’Etat à la Guerre, Stanton, était vraiment derrière l’assassin de Lincoln. Trouver l’identité de Jack l’Eventreur. Apprendre si Jeanne d’Arc appartenait ou non à un culte de sorcières. Parler au maréchal Ney pour savoir s’il est vrai qu’il a pu échapper au peloton d’exécution pour devenir maître d’école en Amérique. Connaître le secret de Pearl Harbor. Voir les traits de l’Homme au Masque de fer, si un tel personnage a jamais existé. Interviewer Lucrèce Borgia et ceux qui l’ont connue pour savoir si elle était bien l’horrible empoisonneuse que la plupart des chroniqueurs décrivent. Identifier l’assassin des deux petits princes de la Tour. Découvrir, peut-être, que c’était Richard III en personne. Sans oublier vous-même, Richard Francis Burton. Il y a de nombreux points de votre vie que vos biographes auraient bien voulu éclaircir. Est-il vrai, par exemple, que vous étiez amoureux d’une Persane que vous projetiez d’épouser après avoir renoncé à votre identité et vous être fait naturaliser dans son pays ? Est-il vrai qu’elle est morte avant que vous n’ayez pu réaliser votre rêve et que sa mort vous a tellement marqué que vous l’avez pleurée pendant tout le reste de votre vie ?
Burton lui jeta un regard furibond. Il connaissait cet homme depuis quelques heures à peine et déjà il se permettait de poser les questions les plus indiscrètes sur son passé. Il n’avait aucune excuse.
Frigate s’aperçut de sa réaction et bredouilla :
— Et… euh… je suppose que nous aurons le temps de reparler de tout cela. Mais savez-vous que votre femme vous a fait administrer l’extrême-onction peu après votre mort, et que vous avez été enterré dans un cimetière catholique… vous, l’infidèle ?
Lev Ruach, dont les yeux s’étaient agrandis à mesure que jacassait Frigate, intervint à ce moment-là dans la conversation :
— Vous êtes Burton, l’explorateur et le linguiste ? Celui qui a découvert le lac Tanganyika ? Celui qui a fait un pèlerinage à La Mecque déguisé en musulman ? Celui qui a traduit les Mille et Une Nuits ?
— Je n’ai aucun désir ni aucun besoin de mentir. Oui, c’est moi.
Lev Ruach cracha au visage de Burton, mais le vent lui fit rater sa cible.
— Enfant de putain ! s’écria-t-il. Salaud de nazi ! J’ai lu votre histoire. Nul doute que vous ayez été quelqu’un de remarquable sous bien des aspects, mais vous étiez aussi un ignoble antisémite !
Burton avait sursauté. Il déclara :
— Ce sont mes ennemis qui ont fait courir ce bruit malveillant et sans fondement. Tous ceux qui me connaissent et sont au courant des faits savent parfaitement à quoi s’en tenir. Et maintenant, je crois que vous feriez mieux de…
— Ce n’est pas vous, peut-être, qui avez écrit cette ordure qui s’appelle Le Juif, le Gitan et l’Islam ? demanda Ruach avec un sourire qui lui tordit la bouche.
— C’est moi, fit sèchement Burton.
Son visage était empourpré et il constata, en baissant les yeux, que tout son corps était également coloré.
— Et maintenant, reprit-il, comme je voulais vous le dire lorsque vous m’avez grossièrement interrompu, je crois que vous feriez mieux de vous éloigner d’ici le plus vite possible. En temps normal, je vous aurais déjà étranglé. Aucun homme ne s’est jamais adressé à moi comme vous venez de le faire sans avoir aussitôt été obligé d’étayer ses paroles par des actes. Mais nous nous trouvons dans une étrange situation. Vous avez peut-être les nerfs à vif. Je ne sais pas. Quoi qu’il en soit, si vous ne me présentez pas immédiatement vos excuses ou si vous ne déguerpissez pas sur-le-champ, je sens qu’il va y avoir un nouveau cadavre.
Ruach crispa les poings et regarda Burton avec animosité. Mais il fit volte-face et s’éloigna sans rien ajouter.
— Qu’est-ce que c’est qu’un nazi ? demanda Burton à Frigate.
L’Américain le lui expliqua de son mieux. Burton hocha la tête :
— Je vois que j’ai beaucoup à apprendre sur ce qui s’est passé après ma mort. Mais croyez bien que cet homme se trompe sur mon compte. Je n’ai rien d’un « nazi ». Vous dites que l’Angleterre est devenue une nation de second rang ? Seulement un demi-siècle après ma mort ? J’avoue que j’ai du mal à le croire.
— Pourquoi vous mentirais-je ? protesta Frigate. D’ailleurs, soyez rassuré, avant la fin du vingtième siècle, elle avait remonté la pente, et cela de la façon la plus curieuse qui soit. Malheureusement, il était trop tard…
En écoutant parler le Yankee, Burton se sentait fier de son pays. Bien que l’Angleterre l’eût toujours traité avec mesquinerie de son vivant, et bien qu’il eût invariablement éprouvé le besoin de quitter cette île aussitôt qu’il y remettait les pieds, il n’en était pas moins prêt à la défendre au péril de sa vie et était toujours demeuré fidèle et dévoué à la reine. Il demanda abruptement :
— Puisque vous aviez deviné mon identité, pourquoi ne pas en avoir parlé plus tôt ?
— J’attendais d’en être certain. D’ailleurs, avouez que nous n’avons pas tellement eu le temps de parler. Ni de faire autre chose, ajouta-t-il en lançant un clin d’œil éloquent en direction des formes plantureuses d’Alice Hargreaves. Sur elle aussi, je sais pas mal de choses, reprit-il. Si toutefois je ne fais pas erreur sur la personne.
— Vous en savez plus que moi, répliqua Burton.
Ils firent halte au sommet de la première colline et le fardeau macabre fut déposé au pied d’un pin géant. Aussitôt, Kazz, son couteau de pierre à la main, s’accroupit à côté du mort. Rejetant la tête en arrière, il prononça une espèce d’incantation monocorde. Puis, avant que les autres aient songé à l’en empêcher, il plongea son couteau dans le cadavre et en retira le foie.
Un cri horrifié s’éleva du groupe. Burton s’était contenté de grogner. Monat observait l’homme préhistorique avec de grands yeux.
Les dents de Kazz arrachèrent un épais morceau au viscère saignant. Les mâchoires puissantes commencèrent à mastiquer tandis que ses yeux se fermaient d’extase. Burton fit un pas vers lui et tendit le bras dans un geste de désapprobation. Kazz sourit de toutes ses dents, déchira le foie en deux et en offrit une moitié à Burton. Il sembla très surpris de se heurter à un refus.
— Un anthropophage ! s’écria Alice. Oh, Seigneur ! Un mangeur de chair humaine, sanguinaire et répugnant ! C’est cela, le paradis promis ?
— Kazz n’est pas pire que nos propres ancêtres, fit remarquer Burton, qui avait retrouvé son détachement coutumier et s’amusait – dans une certaine mesure – de la réaction des autres. Dans une contrée où la nourriture ne semble pas courir la campagne, sa réaction est éminemment pratique. En tout cas, nous n’aurons plus à nous préoccuper d’enterrer ce cadavre en creusant le sol avec nos mains nues. Sans compter que si nous nous sommes trompés au sujet des graals, nous serons d’ici peu bien contents de faire comme lui !
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