L’homme de forte stature clama en italien de la région de Trieste :
— J’ai faim ! N’essayez pas de m’arrêter ou je vous tue. Ouvrez ça !
Personne ne répondit. Il était évident que les autres attendaient que Burton prît l’initiative de la défense. Mais il fit un pas en arrière en disant :
— Ouvre-le toi-même.
Les autres étaient perplexes. Kazz, qui avait vu et senti la nourriture, grondait sourdement. Burton reprit :
— Regardez cette foule. Dans un instant, il va y avoir une émeute ici. Laissons-les se disputer les morceaux. Ne croyez pas que j’aie peur de me battre, ajouta-t-il en leur jetant un regard féroce. Mais je suis certain que d’ici à l’heure du dîner, nos cylindres seront garnis à leur tour. Il est évident que celui-là servait seulement d’exemple. Nous n’aurons qu’à mettre nos graals – c’est ainsi que je les baptise – dans les cavités prévues pour cela, et ils se rempliront d’eux-mêmes.
Il descendit tranquillement du champignon par le côté le plus proche du fleuve. Le chapeau était maintenant couvert de monde. L’homme qui s’était emparé du cylindre avait saisi le bifteck qu’il mordait à belles dents, mais quelqu’un essayait de le lui arracher. Avec un cri de rage, il écarta tous ceux qui se trouvaient entre lui et le fleuve et plongea dans l’eau sans hésiter. Il émergea quelques instants plus tard. Pendant ce temps, la foule hurlante se disputait le reste du contenu du graal.
L’homme qui avait plongé flottait tranquillement sur le dos en finissant son bifteck. Burton l’observait attentivement. Il s’attendait presque à voir surgir un gros poisson qui l’emporterait. Mais rien de tel ne se produisit. Il continua à dériver lentement au fil de l’eau.
Au nord et au sud, sur chacune des rives, les champignons grouillaient d’êtres humains en folie.
Burton alla s’asseoir loin de toute l’agitation de la foule. Son groupe l’avait suivi au complet. La pierre à graal ressemblait de loin à un champignon de conte de fées investi par une armée de vers blancs. Des vers particulièrement bruyants. Et pas tous blancs, car certains étaient rougis du sang répandu.
Le plus triste dans tout cela, c’était la réaction des enfants. Les plus jeunes étaient restés à distance du rocher, mais ils savaient qu’il y avait de la nourriture dans le graal. Ils pleuraient de faim et de terreur en voyant les adultes se battre autour de la pierre. La petite Gwenafra, assise à côté de Burton, avait les yeux secs mais tremblait de tous ses membres. Elle se blottit soudain contre lui. Il lui donna de petites tapes dans le dos en murmurant des mots d’apaisement qu’elle ne comprenait pas, mais dont le ton contribua à la calmer un peu.
Le soleil commençait à décliner. Dans moins de deux heures, il se coucherait derrière les falaises de l’ouest. Il était probable, cependant, que la nuit ne surviendrait vraiment que plusieurs heures plus tard. Ils ne disposaient pour l’instant d’aucun moyen d’évaluer la longueur du jour. La température s’était élevée de quelques degrés, sans qu’il devienne insupportable de rester exposé au soleil. Une brise constante aidait d’ailleurs à les rafraîchir.
Kazz expliqua par gestes qu’il aurait aimé allumer un foyer. Il désigna aussi la pointe d’un épieu de bambou. Il voulait sans doute la durcir au feu.
Burton avait examiné l’objet que Frigate appelait un briquet. Il était fait d’un métal dur et argenté. Il était plat, rectangulaire, et ne mesurait pas plus de cinq centimètres de long sur un et demi de large. Il y avait un petit trou d’un côté et un poussoir de l’autre. Burton appuya instinctivement du pouce sur la partie du poussoir qui faisait saillie. Elle se déplaça vers le bas de trois millimètres. En même temps, un fil semi-rigide de deux millimètres de section et d’un centimètre et demi de long sorti du trou. Malgré la clarté du soleil, il émettait une lumière blanche. Burton s’agenouilla et mit prudemment l’extrémité du fil en contact avec un brin d’herbe, qui se ratatina aussitôt. Il renouvela l’expérience avec la pointe de l’épieu en bambou. Le fil creusa un petit trou d’où se dégageait une odeur de brûlé. Burton remit le poussoir dans sa position première et le fil rentra sagement dans le briquet, comme la tête incandescente d’une tortue d’argent.
Frigate et Ruach spéculèrent à haute voix sur la quantité d’énergie qui pouvait être emmagasinée dans le petit objet. Il fallait un voltage élevé pour porter le fil à une telle température. Combien de décharges pouvait donner l’accumulateur ou la pile radioactive qui devait se trouver à l’intérieur ? Comment recharger le briquet quand son énergie était épuisée ?
Il y avait beaucoup de questions qu’ils étaient incapables d’élucider dans l’immédiat ou peut-être à jamais. La plus importante concernait la manière dont tous ces corps avaient pu retrouver la vie et la jeunesse. Quiconque était responsable de cela devait posséder une science quasi divine. Mais, bien que ce fût un sujet de conversation passionnant, ce n’était pas en en parlant qu’ils allaient résoudre le mystère.
Au bout de quelque temps, la foule se dispersa. Le cylindre resta abandonné au sommet de la pierre à graal, en compagnie de plusieurs corps inanimés. Il y avait aussi un certain nombre de blessés tout autour. Burton se leva et traversa la foule. Il vit une femme dont la joue droite avait été griffée, principalement à hauteur de l’œil. Elle sanglotait sans que personne ne lui prête attention. Un homme accroupi, un peu plus loin, se tenait le bas-ventre, ratissé par des ongles acérés.
Parmi les quatre corps étendus inertes au sommet de la pierre, trois avaient simplement perdu connaissance et furent ranimés à l’aide d’un graal que quelqu’un alla remplir d’eau pour la jeter sur eux. Le quatrième, un homme maigre et de petite taille, était mort. On lui avait tordu la tête jusqu’à ce que son cou se rompe.
— J’ignore à quel moment on dîne ici, fit Burton en regardant de nouveau le soleil, mais je suggère que nous revenions juste après que le soleil se sera caché derrière ces montagnes. Nous déposerons alors nos graals, ou nos bidons, ou nos gamelles, comme vous voudrez les appeler, dans les cavités du rocher, et nous attendrons. Mais pour le moment…
Ils auraient pu se débarrasser du nouveau cadavre en le jetant dans le fleuve comme le précédent, mais Burton pensait en avoir un usage, ou même plusieurs, peut-être. Il expliqua aux autres ce qu’il voulait. Ils descendirent le cadavre de la pierre à graal et retraversèrent la plaine en le portant à deux. Frigate et Galeazzi, ex-importateur de Trieste, prirent le premier tour. Frigate avait fait la grimace, mais n’avait pas osé refuser quand Burton le lui avait demandé. Il marchait le premier en portant le mort par les pieds et Galeazzi suivait en le tenant par les aisselles. Alice marchait derrière Burton en donnant la main à la petite fille. Les gens les regardaient passer avec curiosité. Certains posèrent des questions, mais Burton les ignora superbement.
Au bout d’un kilomètre, Kazz et Monat se chargèrent du mort. L’enfant ne semblait pas du tout impressionnée par sa vue. Même en présence du premier cadavre carbonisé, elle n’avait pas manifesté autre chose qu’une curiosité normale. Ce qui avait fait dire à Frigate :
— Si elle vient de la Gaule antique, comme je le soupçonne, elle doit avoir l’habitude de voir des corps carbonisés. Je crois me souvenir que les Gaulois sacrifiaient des victimes qu’ils brûlaient vives dans de grands paniers en osier au cours de leurs cérémonies religieuses. Je ne sais plus en l’honneur de quelles divinités ils faisaient ces sacrifices. J’aimerais bien avoir une encyclopédie pour vérifier. Vous croyez qu’ils vont nous fournir des livres, aussi ? J’ai l’impression que je deviendrais cinglé si je n’avais pas de livres à lire.
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