Harlan se leva et suivit Twissell.
Harlan n’était jamais allé dans la pièce où ils pénétraient maintenant. Elle était grande et, à la voir, on avait l’impression que les murs avaient été jetés à bas pour la préserver. Ils étaient entrés par un couloir étroit et s’étaient heurtés à un écran énergétique qui ne leur livra passage que lorsque le visage de Twissell eut été soigneusement contrôlé par un sélecteur automatique.
La plus grande partie de la pièce était occupée par une sphère qui atteignait presque le plafond. Une porte était ouverte, laissant apparaître quatre petites marches conduisant à une plate-forme intérieure brillamment éclairée.
Des voix résonnaient à l’intérieur et, au moment précis où Harlan regardait, des jambes apparurent à l’entrée et descendirent les marches. Un homme émergea et une autre paire de jambes apparut derrière lui. C’était Sennor, du Comité Pan-temporel, et derrière lui venait un autre membre du groupe avec qui il avait déjeuné.
Twissell n’eut pas l’air de trouver cela à son goût. Il parla néanmoins d’un ton mesuré. « Est-ce que le sous-Comité est encore là ? »
« Seulement nous deux, dit Sennor d’un ton neutre. Rice et moi. Un bel appareil que nous avons là. Il a le niveau de complexité d’un vaisseau spatial. »
Rice était un homme ventripotent au regard perplexe de quelqu’un qui est habitué à avoir raison et pourtant se trouve, sans pouvoir l’expliquer, du côté perdant d’une discussion. Il frotta son nez bulbeux et dit : « Sennor s’intéresse fort au voyage dans l’espace, ces temps-ci. »
La tête chauve de Sennor brilla à la lumière. « C’est un problème intéressant, Twissell, fit-il. Je vous le soumets. Est-ce que le voyage dans l’espace est un facteur positif ou un facteur négatif dans le calcul de la Réalité ?
— La question n’a pas de sens, répondit Twissell d’un ton impatienté. Quel genre de voyage spatial, dans quelle société et dans quelles circonstances ?
— Voyons, il y a sûrement quelque chose à dire sur le voyage spatial d’un point de vue théorique.
— Seulement qu’il constitue un tout, dure un certain temps et cesse faute de carburant.
— Alors il est inutile, dit Sennor avec satisfaction, et par conséquent, il est un facteur négatif. Tout à fait mon opinion.
— S’il vous plaît, reprit Twissell, Cooper va bientôt être ici. Vous voudrez bien nous céder la place.
— Je vous en prie. » Sennor passa un bras sous celui de Rice et l’entraîna. Il se mit à discourir avec emphase tandis qu’ils se retiraient. « Périodiquement, mon cher Rice, tout l’effort mental de l’Humanité se concentre sur le voyage dans l’espace, qui est condamné à une fin sans espoir par la nature des choses. Je vous referais bien les calculs si je n’étais certain que cela est évident pour vous. Axer tous les efforts sur les problèmes spatiaux, c’est négliger le domaine des recherches proprement terrestres. Je suis en train de préparer une thèse que je soumettrai au Comité, où je recommande de modifier les Réalités de façon à éliminer systématiquement toutes les époques s’occupant de voyages dans l’espace. »
La voix de soprano de Rice se fit entendre : « Mais vous ne pouvez être aussi catégorique. Le voyage spatial est une soupape de sûreté très utile dans quelques civilisations. Prenez la Réalité 54 du 290 e siècle, pour prendre un exemple au hasard. Là… »
Les voix s’éteignirent et Twissell dit : « Un homme étrange, ce Sennor. Intellectuellement, il en vaut deux d’entre nous, et au-delà, mais sa valeur s’égare sur des voies de garage et il s’enthousiasme pour des problèmes sans intérêt.
— Pensez-vous qu’il puisse avoir raison ? Au sujet du voyage spatial ? demanda Harlan.
— J’en doute. Nous serions mieux à même d’en juger si Sennor voulait vraiment soumettre la thèse qu’il vient de mentionner. Mais il ne le fera pas. Il se passionnera pour un nouveau problème avant d’avoir fini et laissera tomber l’ancien. Mais peu importe… »
Il frappa du plat de la main contre la sphère qui résonna bruyamment, puis écarta sa main afin de pouvoir ôter sa cigarette de ses lèvres. « Pouvez-vous deviner ce que c’est, Technicien ? »
Harlan dit : « Cela a l’air d’une cabine de grande taille fermée en haut.
— Exactement. Vous avez raison. Vous avez trouvé. Venez à l’intérieur. »
Harlan suivit Twissell dans la sphère. Elle était assez grande pour contenir quatre ou cinq personnes, mais l’intérieur ne contenait absolument rien de particulier. Le plancher était lisse, la paroi courbe percée de deux ouvertures. C’était tout.
« Pas de système de commande ? demanda Harlan.
— Commande à distance », dit Twissell. Il passa la main sur la surface lisse de la paroi. « Double paroi. Un Champ Temporel autonome occupe tout l’espace intermédiaire. Cet appareil est une cabine qui n’est pas tributaire des puits de projection temporelle, mais qui peut remonter dans le Temps au-delà du point-limite de l’Éternité. Sa conception et sa réalisation ont été rendues possibles grâce à des indications précieuses du mémoire de Mallansohn. Venez avec moi. »
Le bloc de commande se trouvait dans un renfoncement de la vaste salle. Harlan y pénétra et examina d’un air sombre d’immenses barres omnibus.
Twissell dit : « Pouvez-vous m’entendre, mon garçon ? »
Harlan ouvrit de grands yeux et regarda autour de lui. Il ne s’était pas rendu compte que Twissell ne l’avait pas suivi à l’intérieur. Il se dirigea instinctivement vers le hublot et Twissell lui fit signe de la main. Harlan dit : « Je peux vous entendre, monsieur. Voulez-vous que je sorte ?
— Pas du tout. Vous êtes enfermé. »
Harlan bondit vers la porte et son estomac se noua en une crampe glacée. Twissell avait raison. Mais par le Temps, qu’est-ce que ça signifiait ?
Twissell reprit : « Vous serez soulagé d’apprendre que votre responsabilité est terminée. Vous vous faisiez du souci à ce propos ; vous posiez des questions anxieuses ; et je pense que je sais ce que vous vouliez dire. Il ne s’agit plus à présent de votre responsabilité, mais de la mienne seule. Malheureusement, nous devons vous garder dans la salle de contrôle puisqu’il est établi que vous étiez là et avez manipulé les commandes. Le mémoire de Mallansohn en porte mention. Cooper vous verra à travers le hublot et la question sera réglée.
« En outre, je vais vous demander d’établir le contact final selon les instructions que je vous donnerai. Si vous sentez que cela aussi est une trop grande responsabilité, vous pouvez vous détendre. Un second système de commande, en parallèle avec le vôtre, est confié à un autre homme. Si, pour une raison quelconque, vous êtes incapable d’actionner le dispositif, il le fera. En outre, j’interromprai la transmission radio venant de l’intérieur de la salle de contrôle. Vous serez à même de nous entendre, mais non de nous parler. Inutile d’avoir peur, par conséquent, que quelque exclamation involontaire venant de vous brise le cercle. »
Harlan regarda sans espoir par le hublot.
Twissell continua : « Cooper sera ici dans quelques instants et son voyage vers le Primitif aura lieu dans quelques physio-heures. Après cela, mon garçon, tout sera terminé et vous et moi nous serons libres. »
Saisi de vertige, Harlan avait l’impression d’étouffer et de vivre un cauchemar. Est-ce que Twissell l’avait trompé ? Tout ce qu’il avait fait avait-il eu pour seul but d’enfermer tranquillement Harlan dans une salle de contrôle ? Ayant appris que celui-ci connaissait sa propre importance, avait-il improvisé avec une intelligence diabolique, l’entraînant dans une conversation, endormant sa vigilance avec des mots, le menant ici, le menant là, attendant l’occasion favorable pour l’enfermer ?
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