Twissell soupira et suivit d’un doigt noueux un mince filet de fumée, le brisant en petits tourbillons évanescents. « Ça s’est fait tout seul. D’abord, j’ai été découvert et amené dans l’Éternité. Quand, dans ma maturité (en termes de physio-temps), je devins Premier Calculateur, on m’a donné le mémoire et on m’a nommé à mon poste. On m’avait décrit comme l’occupant, aussi m’y a-t-on nommé. Alors que vous étiez parvenu vous-même à l’âge adulte, vous êtes apparu dans le Changement d’une Réalité (nous avions examiné avec soin vos homologues précédents), puis ce fut le tour de Cooper.
« J’ai complété les détails en utilisant mon bon sens et les services du Computaplex. Avec quel soin, par exemple, avons-nous formé l’Éducateur Yarrow à son rôle tout en ne trahissant rien de la vérité. Avec quel soin, à son tour, a-t-il stimulé votre intérêt pour le Primitif.
« Avec quel soin avons-nous dû empêcher Cooper de rien apprendre d’autre que ce que, en nous référant au mémoire, nous étions sûrs qu’il savait. » Twissell sourit tristement. « Sennor s’amuse avec des problèmes de ce genre. Il appelle cela le renversement de la cause et de l’effet. Connaissant l’effet, on ajuste la cause. Par bonheur, je ne suis pas le tisseur de toiles d’araignée qu’est Sennor.
« J’ai été heureux, mon petit, de trouver en vous un Observateur et un Technicien d’une telle valeur. Le mémoire n’avait pas mentionné cela puisque Cooper n’avait pas eu l’occasion d’observer votre travail ou de l’évaluer. Cela me convenait. Je pouvais vous utiliser à une tâche plus ordinaire qui rendrait moins visible votre tâche essentielle. Même votre stage récent auprès du Calculateur Finge concordait avec le reste. Cooper mentionnait une période de votre absence au cours de laquelle il était si avancé dans ses études mathématiques qu’il attendait votre retour avec impatience. Une fois cependant, vous m’avez effrayé. »
Harlan l’interrompit : « Vous voulez dire la fois où j’ai emmené Cooper dans les cabines temporelles.
— Comment êtes-vous arrivé à cette déduction ? demanda Twissell.
— Ça a été le seul moment où vous avez été réellement irrité contre moi. Je suppose maintenant que j’ai dû contrevenir à un certain point du mémoire de Mallansohn.
— Pas exactement. C’était simplement que le mémoire ne parlait pas des cabines. Il me semblait qu’éviter la mention d’un aspect si remarquable de l’Éternité signifiait qu’il en avait peu d’expérience. C’était donc mon intention de le tenir à l’écart des cabines autant qu’il serait possible. Le fait que vous l’ayez emmené dans l’avenir à bord de l’une d’elles m’inquiéta beaucoup, mais rien n’arriva par la suite. Les choses continuèrent comme elles le devaient, aussi tout est-il bien. »
Le vieux Calculateur frotta lentement une de ses mains sur le dos de l’autre en examinant le jeune Technicien d’un regard composé de surprise et de curiosité. « Et tout le temps, vous avez deviné cela. Cela me surprend vraiment. J’aurais juré que même un Calculateur ayant reçu une formation complète n’aurait pu faire les déductions qu’il fallait, avec les seules informations que vous aviez. Faire cela, pour un Technicien, voilà qui n’est pas banal. » Il se pencha en avant, tapota doucement le genou d’Harlan. « Le mémoire de Mallansohn ne dit rien de votre vie après le départ de Cooper, bien entendu.
— Je comprends, monsieur, dit Harlan.
— Par conséquent, nous serons libres, pour ainsi dire, de lui donner le cours que nous voudrons. Vous montrez un talent surprenant qui ne doit pas être gaspillé. Je pense que vous êtes fait pour être quelque chose de plus qu’un Technicien. Je ne vous promets rien maintenant, mais je présume que vous vous rendez compte que la place de Calculateur est une possibilité à envisager sérieusement. »
Il ne fut pas difficile à Harlan de garder son visage, naturellement austère, dénué d’expression. Il avait des années de pratique derrière lui.
Il pensa : « Une tentative de corruption de plus. »
Mais rien ne devait être laissé au hasard. Ses hypothèses, faites au hasard et sans que rien vienne les étayer au départ, formulées sous le coup de l’inspiration du moment au cours d’une nuit tout à fait inhabituelle et stimulante, s’étaient peu à peu vérifiées à la suite de recherches systématiques dans les Archives. Elles étaient devenues des certitudes maintenant que Twissell lui avait conté cette histoire. Pourtant, sur un point au moins, il avait fait fausse route. Cooper était Mallansohn.
Cela avait simplement amélioré sa position. Mais, se trompant sur un point, il pouvait se tromper sur un autre. Il ne devait donc rien laisser au hasard. Il devait tirer tout cela au clair ! Il fallait qu’il soit certain !
Il dit d’une voix égale, presque négligemment : « La responsabilité est grande pour moi, aussi, maintenant que je connais la vérité.
— Vous croyez ?
— Jusqu’à quel point la situation est-elle précaire ? Supposons que quelque chose d’inattendu arrive et que je vienne à manquer un jour où j’aurais dû enseigner à Cooper quelque chose de vital.
— Je ne vous comprends pas. »
(Était-ce un effet de son imagination ou une lueur d’inquiétude était-elle apparue dans les yeux fatigués de Twissell ?)
« Je veux dire, est-ce que le cercle peut se briser ? Laissez-moi présenter les choses de cette manière. Si un coup inattendu sur la tête me met hors d’état d’agir à un moment où le mémoire établit distinctement que je suis en bonne forme et actif, est-ce que le plan tout entier s’en trouve compromis ? Ou supposez que, pour une raison ou pour une autre, je choisisse délibérément de ne pas me conformer au mémoire. Que se passerait-il alors ?
— Mais qu’est-ce qui vous met tout cela dans la tête ?
— L’idée me paraît logique. Il me semble que, par une négligence ou un acte délibéré, je pourrais briser le cercle et ensuite ? Détruire l’Éternité ? Il le semble. S’il en est ainsi, ajouta tranquillement Harlan, il faudrait me le dire pour que je prenne bien soin de ne rien faire d’inconsidéré. Bien que j’imagine qu’il faudrait une circonstance plutôt inhabituelle pour m’amener à agir ainsi. »
Twissell rit, mais son rire sonna faux à l’oreille d’Harlan. « C’est purement académique, mon garçon. Rien de tout cela n’arrivera puisque ce n’est pas arrivé. Le cercle complet ne se brisera pas.
— Il le pourrait, dit Harlan. La fille du 482 e…
— Est saine et sauve », l’interrompit Twissell. Il se leva d’un air impatient. Il n’y a jamais de fin dans ce genre de discussion et j’en ai plus qu’assez d’entendre ergoter l’arrière-ban du sous-Comité chargé du projet. En attendant, il me reste encore à vous dire, ce pour quoi, à l’origine, je vous ai convoqué ici et le physio-temps continue à passer. Voulez-vous venir avec moi ? »
Harlan était satisfait. La situation était claire et son pouvoir évident. Twissell savait qu’Harlan pouvait dire, quand l’envie lui en prendrait : « Je ne veux plus rien avoir à faire avec Cooper. » Twissell savait qu’Harlan pouvait à n’importe quel moment détruire l’Éternité en donnant à Cooper des renseignements révélateurs concernant le mémoire.
Harlan en avait su assez pour faire cela la veille. Twissell avait pensé le réduire à l’impuissance en lui révélant l’importance de son rôle, mais si le Calculateur avait cru le contraindre ainsi à marcher droit, il se trompait.
Harlan avait rendu sa menace très claire en ce qui concernait la sécurité de Noÿs et l’expression de Twissell quand il avait dit d’un ton sec : « Elle est sauve » montrait qu’il se rendait compte de la nature de la menace.
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