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Elle exécuta des collages de feuilles d’automne, seconda Walter dans la pose des surfenêtres et alla un soir le rejoindre à New York pour dîner avec ses associés flanqués de leurs épouses – l’habituelle corvée, empreinte de fausse cordialité et ponctuée de cris admiratifs et réciproques devant les toilettes de ces dames. L’agence envoya un chèque : deux cents dollars pour quatre reproductions de sa meilleure photo.
Elle rencontra au marché Madge McCormick – oui, elle avait été atteinte par un virus, mais maintenant, « merci, tout va très très bien », puis, à la quincaillerie Frank Roddenberry, « Bonjour, Joanna que devenez-vous ? » – et sur le trottoir, la dame du Comité d’accueil :
— Une famille noire est en train de s’installer dans Gwendolyn Lane. Mais à mon avis, c’est une bonne chose. Selon vous aussi ?
— Certainement.
— Prête à affronter l’hiver ?
— Je l’attends de pied ferme.
Et en souriant, elle lui montra le sac de graines pour oiseaux qu’elle venait d’acheter.
— L’hiver est magnifique ici, reprit la dame. C’est vous, n’est-ce pas, la fana de la photo ? Vous allez être à la fête !
Elle téléphona à Charmaine pour l’inviter à déjeuner.
— Impossible, Joanna, je suis désolée, répondit Charmaine. J’ai tellement à faire à la maison. Tu connais la musique…
* * *
Claude Axhelm surgit un samedi après-midi. C’était Joanna et non pas Walter qu’il venait voir. Il portait une serviette.
— Je prépare une étude à laquelle je consacre mes heures de loisirs, lança-t-il en faisant les cent pas dans la cuisine pendant que Joanna lui préparait une tasse de thé. Peut-être en avez-vous entendu parler ? Elle consiste pour une part à demander à tous les gens que je connais d’enregistrer pour moi des listes de mots et de syllabes sur bande magnétique. Les hommes le font au Club et les femmes à la maison.
— En effet, je suis au courant, répondit Joanna.
— Je demande à mes sujets de me dire où ils sont nés ainsi que tous les lieux où ils ont vécu et combien de temps ils y sont restés.
Il continuait de marcher de long en large, effleurant distraitement au passage les poignées de placard.
— À la fin, je compte fourrer toutes ces informations dans un ordinateur, en prenant soin de porter sur chacune des bandes les données géographiques correspondantes. Mais une fois en possession d’un nombre suffisant d’échantillons, je serai à même d’utiliser une bande où ces données ne figureront pas, poursuivit-il en promenant son index sur un rebord de table, et en rivant sur Joanna ses yeux brillants. Cette bande pourra d’ailleurs être très courte, ne compter que quelques mots et une phrase, mais qui permettra à la machine de fournir une analyse géographique de la personne, de son lieu de naissance comme de ses résidences successives. L’ordinateur sera ainsi une sorte de pygmalion électronique. Il ne s’agit pas, au reste, d’un simple jeu. La police pourrait, éventuellement, en tirer avantage.
— Mon amie Bobbie Marlowe, commença Joanna.
— La femme de Dave, n’est-ce pas ?
— … a attrapé une laryngite en enregistrant pour vous.
— Parce qu’elle a voulu aller trop vite, protesta Claude. Elle avait tout fini en deux soirs. Vous pouvez procéder plus lentement. Je vous laisse le magnétophone. Vous mettrez tout le temps que vous voudrez. Acceptez-vous ? Vous me rendriez bien service.
Walter arriva du patio où il venait de brûler des feuilles mortes, aidé par Pete et Kim. Claude et lui se serrèrent amicalement la main.
— Excuse-moi, dit-il à Joanna. J’étais censé te prévenir de la visite de Claude. Crois-tu que tu vas être capable de collaborer avec lui ?
— J’ai bien peu de temps libre, objecta-t-elle.
— Vous ferez ça à vos moments perdus, lui dit Claude. Peu m’importe si vous devez y mettre quelques semaines.
— Si donc vous ne voyez pas d’inconvénient à me laisser le magnétophone aussi longtemps…
— En échange, je vais vous faire un cadeau, dit Claude en ouvrant sa serviette sur la table. Je vous laisse une cartouche supplémentaire. Vous enregistrerez dessus toutes les petites berceuses et chansons que vous aimez à chanter à vos gosses et je vous en ferai un disque. Quand vous sortirez le soir, la baby-sitter pourra les leur faire entendre.
— Oh ! ce serait très amusant !
— Tu pourrais enregistrer Les Trois Petits Cochons , et Bonjour, petite étoile , suggéra Walter.
— Tout ce que vous voudrez et davantage, promit Claude.
— Il faut que je retourne au jardin, dit Walter. Mon feu n’est pas éteint. À bientôt, Claude.
— Certainement, répondit Claude.
Lorsque Joanna lui eut versé sa tasse de thé, il lui montra comment charger et utiliser le magnétophone qui, dans son étui de cuir noir, était un très beau modèle. Il lui donna aussi huit cartouches présentées dans des étuis jaunes, plus un classeur noir où ranger les feuilles volantes.
— Bon Dieu ! c’est un gros travail ! s’exclama-t-elle en feuilletant les pages froissées et rapetassées, dactylographiées sur trois colonnes.
— Ça va très vite, répondit Claude, il vous suffira de prononcer tous les mots très clairement de votre voix habituelle, et de faire un petit arrêt entre chacun d’eux. Veillez surtout à ce que le voyant reste au rouge. Vous voulez faire un essai ?
* * *
À la fin de novembre, ils célébrèrent Thanksgiving au foyer de Dan, le frère de Walter. La rencontre avait été arrangée par leur mère dans un but de réconciliation – les deux frères étant brouillés depuis un an à la suite d’une dispute autour de l’héritage de leur père. Mais la querelle se ralluma, d’autant plus âpre que les biens contestés avaient pris de la valeur. Walter et Dan hurlèrent, leur mère hurla plus fort, et Joanna dut fournir des explications embarrassées à Pete et à Kim dans la voiture qui les ramenait chez eux.
Elle prit des photos du fils aîné de Bobbie, Jonathan, penché sur son microscope, et d’hommes juchés sur un élévateur rouge, occupés à tailler des arbres sur la route de Norwood. Ce qu’elle visait, c’était se constituer un dossier d’au moins une douzaine de clichés de grande qualité, afin de persuader l’agence de lui octroyer un contrat.
* * *
La première neige fit son apparition un soir où Walter était au Club. De la fenêtre du bureau, Joanna la regarda tomber en flocons clairsemés, étincelants de blancheur, qui tourbillonnaient dans le halo du réverbère du trottoir. Rien de particulièrement excitant. Mais d’autres chutes se produiraient. Et alors viendrait le tour des rires, des photos réussies – et aussi des corvées de bottes et d’anoraks.
En face, assise à la fenêtre de son salon, Donna Claybrook s’activait à polir, à coups réguliers, machinaux, un objet qui semblait être un trophée sportif. Devant ce spectacle, Joanna secoua la tête. Jamais elles ne s’arrêtent, ces nanas de Stepford , pensa-t-elle.
Voilà qui sonnait comme le premier vers d’un poème !
Jamais elles ne s’arrêtent ces nanas de Stepford, Toujours au boulot , Rivées comme des robots. Oui, ça collait. Toujours rivées comme des robots à leur boulot jusqu’à la mort.
Elle sourit. Jamais l’ Éveil ne publierait un texte semblable.
Elle alla s’asseoir à sa table de travail et ôta le stylo qui lui avait servi à marquer la page dactylographiée. Elle tendit l’oreille – là-haut tout était silencieux – et alluma le magnétophone. Le doigt sur sa feuille, elle se pencha sur le micro adossé au cadre du croquis qu’avait fait d’elle Ike Mazzard.
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