Quelque chose n’allait pas.
Les Cyborgs lui avaient-ils menti ? Se jouaient-ils de lui ?
Il trébucha sur la pantoufle sans y prêter attention.
Du bruit. Un choc.
Jurant à mi-voix, il retourna au téléphone et appela son agent. L’homme qui apparut sur l’écran ressemblait à un enfant avec ses lèvres bouffies et ses grands yeux avides.
— Descends inspecter la salle, ordonna Allgood. Passe-la au peigne fin. Cherche des traces de lutte.
— Mais si quelqu’un nous voit…
— Je m’en fous ! Fais ce que je te dis.
— Oui, monsieur.
L’autre coupa la communication.
Toute envie de dormir avait quitté Allgood ; il enleva sa robe de chambre, prit une douche rapide et s’habilla.
Quelque chose n’allait plus. Il en avait l’intuition. Avant de quitter son appartement, il lança un appel pour qu’on arrête Svengaard et qu’on l’amène aux fins d’interrogatoire.
À huit heures du matin, dans la zone industrielle, au nord de Seatac, les rues et les trottoirs roulants grouillaient de véhicules et de piétons.
Agitation incessante d’individus anonymes guidés par leurs préoccupations personnelles. Le contrôle du temps avait annoncé une journée sans nuages et une température de vingt degrés. Dans une heure, quand la cité vivrait au rythme du travail, la circulation diminuerait d’intensité. Potter avait souvent contemplé ce spectacle-là, mais il n’avait jamais été pris dans le va-et-vient créé par le croisement des équipes de jour et de nuit. La Résistance des parents avait choisi ce moment propice, car au milieu de la foule, Potter et son guide n’étaient que deux passants anonymes. Qui les aurait remarqués ? Mais cette situation n’empêchait pas le chirurgien de se laisser fasciner par le spectacle inédit pour lui.
Une grande Stéri, vêtue de l’uniforme à rayures blanches et vertes d’une conductrice de presse de l’industrie lourde, le bouscula en passant. À cause de sa peau crémeuse et de ses traits épais, elle lui parut appartenir au type B 2022419K98. Elle portait à l’oreille droite une amulette d’or représentant une poupée suspendue à un anneau.
Derrière elle, trottait, presque au même pas, un petit homme, la tête rentrée dans les épaules, qui tenait une courte canne de cuivre. Le sourire insolent qu’il adressa à Potter, semblait dire : « C’est le seul moyen d’avancer au milieu d’une foule pareille. »
Le guide, après avoir fait descendre Potter du trottoir roulant, s’engagea dans une rue latérale. Pour le chirurgien, ce guide restait une énigme ; il n’arrivait pas à deviner son modelage. L’homme arborait une tenue de travail d’un marron uniforme. Tout en lui avait l’air normal, excepté sa peau, d’une pâleur quasi maladive. Ses yeux, profondément enfoncés dans les orbites, brillaient comme des lentilles de verre. Les quelques mèches brun foncé qui s’échappaient de sa casquette paraissaient artificielles ; ses mains, lorsqu’il touchait Potter pour lui indiquer le chemin, étaient froides et leur contact légèrement répugnant.
À un détour, la rue s’était transformée en un canyon encaissé entre deux immenses tours sans fenêtre. Maintenant, la foule se clairsemait. La poussière qui tourbillonnait dans ce coupe-gorge dissimulait presque la silhouette lointaine des ponts. La présence de la poussière, tolérée par quelque responsable local pris d’une passion inconsciente pour la nature, surprit l’homme de science.
Un individu corpulent les croisa à pas rapides. Des poignets noueux, des jointures saillantes, des cals cornés ; ses mains intriguèrent le chirurgien. Il ne connaissait pas d’activité manuelle susceptible d’entraîner de telles malformations.
Par un dédale de voies abandonnées, le guide le mena jusqu’à une ruelle sombre. Comme les passants avaient disparu, Potter éprouva une impression de solitude et une curieuse sensation de déjà vu.
Pourquoi ai-je suivi cet homme ?
L’homme en question portait sur l’épaule le blason en forme de volant qui était l’insigne de conducteur. Il avait déclaré de but en blanc qu’il appartenait aux parents de la Résistance.
— Je sais ce que vous avez fait pour nous. C’est à notre tour de faire quelque chose pour vous. Venez, avait-il ajouté avec un mouvement de tête.
Après cette présentation, les deux hommes n’avaient plus guère échangé de paroles. Cependant Potter avait tout de suite été persuadé de la sincérité de son compagnon.
Pourquoi alors ai-je accepté son invite ? Certainement pas pour les promesses latentes d’une vie plus longue ou d’un savoir plus étendu. Les Cyborgs étaient dans le coup, et il soupçonnait son guide d’appartenir à leur confrérie. La plupart des Optimhommes et des Serviteurs de haut rang tendaient à ignorer les rumeurs propagées dans la Masse à propos de l’existence des Cyborgs : mais Potter n’avait jamais fait partie des cyniques ni des railleurs. Pourquoi ? Il ne pouvait pas l’expliquer, pas plus qu’il ne pouvait justifier sa présence dans la ruelle entre deux murs de plasmeld que les tubes lumineux plongeaient dans un éclairage fantomatique.
Il avait fini par se rebeller, estimait-il, contre une des trois malédictions de leur âge : la tempérance, la drogue, l’alcool. En leur temps, les deux derniers l’avaient attiré… mais il avait finalement opté pour la tempérance. Ce qui, il en avait conscience, n’était pas normal à son âge. Il aurait mieux valu s’aboucher à l’une de ces extravagantes sectes sexuelles. Mais les pratiques sexuelles, sans le moindre aperçu sur autre chose, l’avaient rebuté. C’était un signe de dégénérescence irrémédiable.
La ruelle débouchait sur l’une des places abandonnées de la mégalopole : un triangle de pavés et une fontaine qui semblait faite de vraies pierres verdies par l’âge.
Les Optimhommes ne connaissent pas ce lieu. Ils méprisaient la pierre qui s’érodait et s’effritait sous leurs yeux et lui préféraient le plasmeld.
Lorsqu’ils atteignirent le plein air, le guide ralentit le pas. Potter remarqua qu’il se dégageait de lui une légère odeur de produits chimiques, douceâtre comme celle de l’huile. Une minuscule cicatrice marquait son cou.
Pourquoi n’a-t-il pas employé le chantage ? Il était donc sûr que je viendrais. Qui peut me connaître aussi bien ?
— Nous avons un travail pour vous, avait annoncé le guide. Une opération.
J’ai une faiblesse, la curiosité. Voilà la raison de ma présence ici.
L’autre posa la main sur le bras de Potter.
— Arrêtez. Attendez ici. Sans bouger.
Sous le ton de la conversation, Potter devina une tension latente. Il leva les yeux et examina les alentours. Des immeubles neutres et aveugles ; devant eux, à l’angle d’une autre ruelle, une large porte. Ils avaient dépassé la fontaine sans rencontrer âme qui vive. Rien ne bougeait autour d’eux. On ne distinguait que le faible ronronnement d’une machine.
— Qu’y a-t-il ? demanda Potter. Qu’attendons-nous ?
— Rien. Attendez.
Potter haussa les épaules.
Ses fantasmes lui renvoyèrent les images de sa rencontre avec l’homme. Comment ont-ils pu savoir ce que j’ai fait avec l’embryon ? La manipulatrice sans doute. C’est l’une des leurs.
Le guide avait refusé de répondre à cette question.
Je suis venu parce que j’espérais qu’ils m’aideraient à résoudre le problème posé par l’embryon Durant. Ils sont responsables de l’intrusion de l’arginine ; du moins, je le soupçonne.
Il réfléchit à la description de Svengaard :
De la protamine riche en arginine s’était déposée sur les hélices alpha des cellules ; puis, l’opération avait joué son rôle : le sulphydoyl avait neutralisé l’effet de la cystéine, la phase ATP… l’olygomycine et l’acide… la réaction d’échange avait été stoppée.
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