— J’ai reçu un curieux message.
Les quatre autres n’avaient rien répondu. Ils avaient attendu la suite.
Fife avait alors tendu une feuille de métallite à son secrétaire qui l’avait présentée à chacun des Écuyers afin que tous pussent la lire.
Chacun des quatre hommes réunis dans le bureau de Fife avait le sentiment que c’était lui qui était réel, que ses collègues, y compris Fife, étaient des ombres. La pellicule de métallite était une ombre, elle aussi. Ce que les Écuyers avaient sous les yeux dans leur résidence n’était qu’un jeu d’optique. Les mots qu’ils lisaient, rayons lumineux réfractés d’un bout à l’autre de la planète, n’étaient que des ombres sur une ombre.
Seul Bort, qui allait toujours droit au but et ne se souciait pas de subtilités, l’oublia et tendit la main vers le message.
Sa main sortit du cadre de réception et disparut. Elle se referma sur le néant, passant au travers de la pellicule impalpable. Fife sourit. Les autres l’imitèrent. Steen pouffa.
Bort rougit. Sa main réapparut.
— Eh bien, tout le monde a lu ce texte. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vais maintenant le lire à haute voix afin que vous puissiez en saisir toute l’importance.
Le secrétaire se hâta de lui tendre le message à la hauteur voulue pour que le Grand écuyer n’ait pas à attendre.
Fife se mit à lire d’une voix de velours, faisant un sort aux mots comme s’il était l’auteur du texte et se plaisait à le déclamer :
— Voici ce qu’il dit : « Vous êtes un Grand Écuyer de Sark nul ne peut rivaliser avec vous, ni par la puissance ni par la richesse-. Pourtant, cette puissance et cette richesse reposent sur une base fragile. Vous pensez peut-être qu’une réserve de kyrt à l’échelle planétaire comme celle que recèle Florina constitue une base rien moins que fragile. Mais demandez-vous combien de temps durera Florina. Eternellement ?
« Non ! Demain, Florina sera peut-être détruite. Elle peut vivre encore mille ans. De ces deux hypothèses, la première est la plus plausible. Sa destruction ne sera certes pas mon fait mais elle arrivera d’une façon que vous ne saurez prévoir. Réfléchissez à ce que signifiera sa destruction. Songez également que votre puissance et votre richesse sont déjà anéanties car j’en exige la majeure partie. Vous avez le temps de réfléchir. Mais un temps limité.
« Si vous cherchez à employer des manœuvres dilatoires, je proclamerai la vérité sur cette destruction imminente à la face de la-galaxie et tout particulièrement sur Florina. Alors, plus de kyrt, plus de puissance, plus de richesse. Pour moi non plus, mais j’en ai l’habitude. Mais pour vous ce serait extrêmement grave puisque vous êtes nés dans l’opulence.
« J’exige la plus grande part de vos domaines. Je vous ferai savoir dans un avenir prochain comment il vous faudra procéder pour cette dévolution et je chiffrerai mes exigences. Le reliquat restera en votre possession. Certes, ce sera peu par rapport à vos critères actuels mais cela vaudra mieux que rien. Autrement, il ne vous restera rien. Ne méprisez pas non plus la portion congrue qui vous reviendra. Il se peut que Florina ne disparaisse qu’après votre mort et vous vivrez, sinon dans le luxe, du moins dans le confort. »
Fife avait fini. Il tourna la pellicule de métallite dans sa main avant de la glisser avec soin dans un étui cylindrique fait d’une substance argentée et translucide à travers laquelle des lignes se fondirent en une tache rougeâtre.
Reprenant sa voix normale, il dit :
— Amusante, cette lettre. Elle n’est pas signée. Vous avez remarqué son style ampoulé et pompeux. Qu’en pensez-vous, messieurs ?
Le mécontentement se lisait sur le visage rougeaud de Rune qui répondit :
— Il est visible que celui qui a écrit cela est un névrosé ou peu s’en faut. On dirait un roman historique. Franchement, Fife, je ne crois pas que de telles niaiseries soient une excuse valable pour cette convocation contraire à toutes nos traditions d’autonomie continentale. Et je n’apprécie pas la présence de votre secrétaire.
— Mon secrétaire ? Parce qu’il est florinien ? Craindriez-vous qu’une missive de ce genre ne lui mette la tête à l’envers ? C’est ridicule ! – Il abandonna le ton vaguement amusé avec lequel il avait prononcé ces mots pour ordonner d’une voix monocorde : Tournez-vous vers l’Écuyer de Rune.
Le secrétaire obéit. Il gardait les yeux baissés avec déférence. Pas une ride ne creusait son visage blanc et sa physionomie était totalement vide d’expression. C’est à peine s’il semblait vivant.
Ce Florinien est à mon service personnel, reprit Fife comme si l’homme n’était pas là. Mais ce n’est pas là la raison de son absolue loyauté. Regardez-le. Regardez ses yeux. Ne vous rendez-vous pas compte qu’il est décervelé ? Il est incapable de nourrir la moindre pensée déloyale à mon égard. N’y voyez aucune offense mais je peux dire que j’aurais plus confiance en lui qu’en aucun d’entre vous.
Bort eut un rire étouffé.
— Je ne vous le reprocherai pas. Aucun d’entre nous ne vous doit la loyauté que vous pouvez attendre d’un Florinien au cerveau lavé.
Steen gloussa à nouveau et s’agita sur son siège comme si celui-ci lui chauffait le postérieur.
Nul ne fit de commentaires sur le fait que Fife soumît ses serviteurs au sondage psychique. Il aurait été profondément, stupéfait si ses pairs s’étaient permis une remarque à ce propos… Le lavage de cerveau était interdit, sauf pour corriger les désordres mentaux ou éliminer les impulsions criminelles. A. strictement parler, il était interdit aux Grands Écuyers eux-mêmes.
Néanmoins, Fife recourait à la technique du lavage de, cerveau chaque fois qu’il le jugeait nécessaire, en particulier si le sujet était florinien. Soumettre un Sarkite à ce traitement, était beaucoup plus délicat. L’Écuyer de Steen – dont les trémoussements n’avaient pas échappé à Fife – avait la réputation d’utiliser des Floriniens décervelés des deux sexes à des fins qui n’avaient aucun rapport avec les travaux de secrétariat. Fife joignit ses doigts aux extrémités carrées.
— Je ne vous ai pas réunis pour vous lire la lettre d’un détraqué. J’espère que cela, vous le comprenez. La vérité est que je crains que nous ne soyons confrontés avec un grave problème. Tout d’abord, je me suis posé la question : pourquoi adresser ce poulet uniquement à votre serviteur ? Certes, je suis l’Écuyer dont la fortune est la plus grande mais je ne contrôle qu’un tiers du commerce du kyrt. A nous cinq, nous le contrôlons totalement. Il est aussi facile d’établir cinq duplicata d’une lettre que d’en écrire une.
— Abrégez, grommela Bort. Qu’est-ce que vous voulez ?
Les lèvres décolorées et flétries de Balle remuèrent dans son visage cendreux.
— Il veut savoir si nous avons reçu copie de cette lettre, seigneur de Bort.
— Eh bien, qu’il le dise !
— Je croyais l’avoir dit, répliqua Fife d’une voix égale. Alors ?
Les Écuyers s’entre-regardèrent, les uns d’un air de défi, les autres avec méfiance selon leur tempérament.
Rune parla le premier. Sur son front rose perlaient des gouttelettes de sueur ; sortant un délicat carré de kyrt, il épongea sa peau moite, sillonnée de rides allant d’une oreille à l’autre.
— Je n’en sais rien, Fife. Je peux m’informer auprès de mes secrétaires – qui sont tous sarkites, soit dit en passant. Après tout, si une lettre pareille était parvenue à mes services, elle aurait été considérée comme émanant… quelle expression avez-vous employée ?… d’un détraqué. On ne me l’aurait jamais transmise. C’est à l’organisation particulière de votre secrétariat que vous devez d’être importuné par des sottises de ce genre.
Читать дальше