Cette fois, une bouffée d’effroi monta en Arvardan.
— C’est aux… bactéries que vous pensez ?
— A la totalité de la vie primitive. Les protozoaires, les bactéries et les protéines autoreproductrices que certains appellent virus.
— Et où voulez-vous en venir ?
— Si je ne m’abuse, vous en avez déjà une idée, docteur Arvardan. Vous avez l’air soudain intéressé. Il existe chez les non-Terriens, voyez-vous, une croyance selon laquelle les Terriens sont porteurs de mort, que les fréquenter est un suicide, que les Terriens sont des oiseaux de mauvais augure, qu’ils ont le mauvais œil, en quelque sorte… Je le sais bien, mais ce n’est qu’une superstition.
— Pas entièrement, et tout le drame est là. Comme toutes les croyances populaires, si entachée de superstition, si déformée et pervertie qu’elle soit, cette notion contient un grain de vérité. Il peut arriver qu’un Terrien recèle dans son organisme un parasite mutant microscopique se différenciant de tous ceux qui sont répertoriés et auquel, parfois, les Etrangers sont vulnérables. Ce qui s’ensuit est du ressort de la simple biologie, docteur Arvardan.
Comme l’archéologue gardait le silence, le docteur Shekt poursuivit :
— Naturellement, nous sommes quelquefois atteints. Une nouvelle espèce de germes naît des brouillards radioactifs et une épidémie se répand sur la planète. Mais les Terriens ont du répondant. Au fil des générations, nous avons développé des défenses contre chaque variété de germes et de virus et nous survivons. Les Etrangers n’en ont pas eu l’occasion.
— Vous voulez dire, murmura Arvardan pris d’une étrange faiblesse, vous voulez dire que le contact que nous avons à présent…
Il écarta son siège. Il pensait aux baisers que Pola et lui avaient échangés.
— Mais non, fit Shekt en secouant la tête. Bien sûr que non ! Nous ne créons pas la maladie, nous en sommes seulement les vecteurs. Et encore est-il rarissime que nous en soyons porteurs. Si je vivais sur votre monde, je ne serais pas plus porteur de germes que vous, je n’ai pas d’affinité spéciale pour eux. Même ici, il n’y a qu’un seul germe dangereux sur un quadrillion, voire sur un quadrillion de quadrillions. Les risques pour que vous soyez contaminé sont moins élevés que le risque que vous courrez d’être frappé de plein fouet par une météorite qui fracasserait le toit de cette maison. A moins que l’on ne recherche, isole et concentre délibérément les germes en question.
Le silence retomba, un silence qui se prolongea plus que la première fois. Enfin, Arvardan demanda d’une voix étranglée :
Les Terriens ont fait cela ? Il avait cessé de voir en son interlocuteur un homme atteint de paranoïa. Il était prêt à le croire.
— Oui, mais c’était, au départ, pour des raisons innocentes. Nos biologistes, comme c’est naturel, s’intéressent tout particulièrement aux caractéristiques propres à la vie sur la Terre et ils ont récemment isolé le virus de la fièvre banale.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Une maladie endémique bénigne. Plus exactement, elle est toujours bénigne pour nous. La plupart des Terriens l’ont dans leur enfance et ses symptômes ne sont pas très graves : un peu de température, une éruption de boutons passagère, l’inflammation des articulations, le tout accompagné d’une soif gênante. L’affection disparaît en l’espace de quatre à six jours et, dès lors, l’immunité est acquise. Je l’ai eue, Pola aussi. Il existe une forme plus virulente de cette maladie qui se manifeste occasionnellement – provoquée, vraisemblablement, par une souche légèrement modifiée du virus – et que l’on appelle la Fièvre des Radiations.
— La Fièvre des Radiations ? J’en ai entendu parler.
— Vraiment ? Ce nom vient de ce que l’on croit à tort qu’on l’attrape quand on pénètre dans les zones radioactives.
— En fait, si l’on en est souvent atteint après avoir été exposé à l’environnement qui règne dans ces poches, c’est parce que le virus y a davantage tendance à muter pour prendre sa forme virulente. Mais c’est le virus qui est responsable de la maladie, par les radiations. Les symptômes de cette affection apparaissaient au bout de deux heures. Les lèvres sont tellement endommagées que le malade peut à peine parler, et il risque de mourir en quelques jours.
— J’en arrive au point capital, docteur Arvardan. Les Terriens se sont adaptés à la fièvre banale, mais pas les Etrangers. Il arrive de temps à autre qu’un membre de la garde impériale l’attrape et, dans ce cas, il réagit comme un Terrien à la Fièvre des Radiations. En général, le patient meurt dans les douze heures. Le cadavre est alors incinéré – par les Terriens –, car tous les soldats qui s’en approcheraient mourraient à leur tour.
« Le virus, comme je vous le disais, a été isolé il y a dix ans. C’est une nucléoprotéine comme la plupart des virus filtrants, mais qui a la propriété remarquable de contenir une proportion singulièrement élevée de carbone, de soufre et de phosphore radio-actifs. C’est à bon escient que je parle d’une proportion singulièrement élevée : cinquante pour cent de carbone, de soufre et de phosphore radioactifs. On considère que les effets sur l’organisme hôte sont plus ceux du rayonnement de ses corps que des toxines du virus. Il paraissait logique de considérer que les Terriens, adaptés aux rayons gamma, n’étaient que légèrement atteints. Les premières recherches sur ce virus visaient à déterminer le mécanisme de concentration des isotopes radio-actifs. Comme vous le savez, il est impossible de séparer des isotopes par des moyens chimiques sinon en recourant à une procédure très longue et très lente. En dehors de ce virus, on ne connaît aucun organisme qui puisse y parvenir. Mais les travaux changèrent de direction.
« Je serai bref, docteur Arvardan. Je pense que vous devinez le reste. L’expérimentation était possible sur des animaux d’origine extraterrienne, mais non sur les Etrangers eux-mêmes. Ils sont trop peu nombreux pour que la disparition de plusieurs d’entre eux passe inaperçue. De plus, on ne pouvait se permettre de révéler prématurément le projet. Aussi, un groupe de bactériologistes m’ont été envoyés pour être traités à l’amplificateur synaptique, ce qui a abouti à un développement prodigieux de leurs processus intellectuels. Ce sont eux qui ont mis au point une attaque mathématique nouvelle de la chimie des protéines et de l’immunologie, grâce à laquelle ils ont créé une souche artificielle du virus n’affectant que les Etrangers. Il existe à présent des tonnes de ce virus sous forme cristallisée.
Arvardan était atterré. Des gouttes de sueur coulaient paresseusement sur ses tempes et sur son front.
— Si je vous comprends bien, balbutia-t-il, la Terre a l’intention de lâcher ce virus sur la galaxie, de déclencher une gigantesque guerre bactériologique…
— Que nous ne pouvons pas perdre et que vous ne pouvez pas gagner. Exactement. Une fois l’épidémie déclarée, des millions d’êtres humains mourront quotidiennement et rien ne pourra l’arrêter. Les réfugiés qui, dans leur affolement, fuiront dans l’espace, emporteront le virus dans leurs bagages, et si vous tentez de faire sauter des planètes entières, le mal fera sa réapparition dans d’autres centres de population. Il n’y aura aucune raison de voir la main de la Terre derrière cette épidémie. Quand on commencera à avoir des soupçons parce que nous n’aurons pas été touchés par le fléau, les ravages auront pris une telle ampleur, le désespoir des Etrangers sera si profond que cela n’aura plus aucune importance.
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