— Pas possible ! (Arvardan réussit à réprimer son fou rire.) Pola, connaissez-vous bien votre galactograhie ?
— Aussi bien que n’importe qui, monsieur le professeur. Mais je ne vois pas le rapport.
— Je vais vous l’expliquer. Le volume de la galaxie est de plusieurs millions d’années-lumière-cubes. Elle contient deux cent millions de planètes habitées et sa population est approximativement de cinq cents quadrillions de personnes. C’est bien cela ?
— Probablement puisque vous le dites.
C’est exact, faites-moi confiance. La Terre, quant à elle, est une planète unique de vingt millions d’habitants et elle est démunie de ressources. En d’autres termes, il y a pour chaque Terrien vingt-cinq milliards de citoyens galactiques. Quel mal la Terre peut-elle faire à un empire doit l’avantage est de vingt-cinq milliards contre un ?
Pendant un instant, Pola parut se rendre à ces raisons mais son hésitation fut brève.
— Je ne peux pas réfuter cet argument, Bel, mais mon père le peut. Il ne m’a pas donné les détails cruciaux, craignant que ma vie soit alors en danger, mais il est prêt à le faire maintenant, si vous venez avec moi. Il m’a seulement affirmé que la Terre a les moyens de détruire toute vie extérieure et il ne doit pas se tromper. Il ne s’est jamais trompé.
Sa véhémence était telle que ses joues étaient devenues roses et Arvardan mourait d’envie de les caresser. (Dire que la première fois qu’il l’avait touchée, il avait été horrifié ! Que lui arrivait-il donc ?)
— Est-il plus de 10 heures ? reprit Pola.
— Oui.
— Alors, il doit être en haut… s’ils ne l’ont pas arrêté. (Elle regarda autour d’elle avec un frisson involontaire.) On peut rentrer directement dans la maison par le garage et si vous m’accompagnez…
Elle avait déjà la main sur la poignée de la portière. Elle se figea brusquement et dit dans un murmure rauque :
— Il y a quelqu’un qui approche… Oh ! Vite…
Elle n’alla pas plus loin. Arvardan n’eut aucune difficulté à se rappeler la consigne qu’elle lui avait donnée. Il l’entoura de ses bras et son corps tiède et souple se plaqua contre le sien. Les lèvres de la jeune fille tremblaient sous les siennes et une mer de douceur sans limites…
Pendant une dizaine de secondes, il fit rouler ses yeux autant qu’il le pouvait pour apercevoir la première lueur de la lampe, il tendit l’oreille pour entendre le premier bruit de pas, mais il succomba à l’exaltation qui le submergeait, aveuglé d’étoiles, assourdi par les battements de son propre cœur.
Les lèvres de Pola quittèrent les siennes, mais il les reprit sans complexe. Il la serra plus étroitement et elle s’abandonna à son étreinte jusqu’à ce que son cœur batte à l’unisson du sien.
Ils restèrent longtemps enlacés. Enfin, ils se séparèrent, mais demeurèrent encore un moment joue contre joue.
Arvardan n’avait encore jamais été amoureux. Cette fois, le mot ne le fit pas sursauter. Terrienne ou pas, Pola n’avait pas d’égale dans toute la galaxie.
— Ce devait seulement être un bruit de circulation, laissa-t-il tomber d’une voix heureuse et alanguie.
— Non, répondit-elle dans un souffle. Je n’avais rien entendu.
Il la prit par les épaules et la repoussa à bout de bras, mais le regard de Pola ne vacilla pas.
— Petit démon ! Vous parlez sérieusement ?
Les yeux de Pola scintillèrent.
— Je voulais que vous m’embrassiez. Je ne regrette rien.
— Non mais, pour qui me prenez-vous ? Pour la peine, vous allez encore m’embrasser. Parce que c’est moi qui le veux, cette fois.
Le second baiser se prolongea longtemps, très longtemps. Enfin, elle se dégagea brusquement, remit de l’ordre dans ses cheveux et rajusta le col de sa robe à petits gestes précis.
— Je crois qu’il vaudrait mieux monter, maintenant. Eteignez le plafonnier. J’ai une lampe-stylo.
Arvardan sortit de la voiture derrière elle. Elle n’était qu’une ombre indistincte dans la petite flaque lumineuse dont sa minuscule lampe trouait l’obscurité.
— Prenez ma main, Bel. Il y a un escalier.
— Je vous aime, Pola, chuchota l’archéologue.
Les mots étaient venus tout seuls – et ils sonnaient juste.
Il répéta :
— Je vous aime.
— Vous me connaissez à peine, répliqua-t-elle à mi-voix.
— Pas du tout ! Je vous connais depuis toujours, Pola, je vous le jure. Depuis deux mois, je ne fais que penser à vous, que rêver de vous. Je vous le jure. Je suis une Terrienne, monsieur.
Eh bien, qu’à cela ne tienne ! Je serai un Terrien. Mettez-moi à l’épreuve.
Il s’arrêta et l’obligea avec douceur à lever la main jusqu’à ce que le pinceau de lumière éclaire son visage empourpré et ruisselant de larmes.
— Pourquoi pleurez-vous ?
— Parce que lorsque mon père vous aura tout dit, vous comprendrez que vous ne pouvez pas aimer une Terrienne.
— Sur ce point aussi, je ne demande pas mieux que d’être mis à l’épreuve.
15. LES ARMES DE LA TERRE
Shekt reçut Arvardan au premier étage dans une pièce du fond dont il avait pris soin de dépolariser les fenêtres afin qu’elles fussent complètement opaques. Pola était installée dans un fauteuil au rez-de-chaussée, surveillant la rue obscure et déserte.
La silhouette voûtée du biophysicien n’était plus tout à fait la même que dix heures plus tôt. Son expression était toujours hagarde et infiniment lasse mais au lieu de l’incertitude et de la crainte qu’avait précédemment observées Arvardan, il en émanait à présent comme un air de farouche défi.
— Je dois vous prier d’excuser l’accueil que je vous ai réservé ce matin, docteur Arvardan, dit-il d’une voix ferme. J’avais espéré que vous comprendriez…
— J’avoue ne pas l’avoir compris sur le moment, monsieur, mais ce n’est plus le cas maintenant.
Shekt s’assit et tendit la main vers la bouteille de vin posée sur la table, mais l’archéologue refusa d’un geste.
Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je préférerais plutôt un de ces fruits. Qu’est-ce que c’est ? Il ne me semble pas en avoir jamais vu de pareils.
— Une sorte d’oranges. Je ne pense pas qu’elles poussent autre part que sur la Terre. La peau s’enlève facilement.
Il en fit là démonstration et Arvardan, après avoir humé l’orange avec curiosité, mordit dans la chair violacée. Il poussa une exclamation :
— Mais c’est délicieux, docteur Shekt ! La Terre n’a jamais essayé d’exporter ces fruits ?
— Les Anciens n’aiment guère que l’on fasse du commerce avec l’Extérieur, répondit le savant d’un air sombre. Et nos voisins de l’espace n’aiment guère faire du commerce avec nous. Ce n’est là qu’un des aspects des difficultés qui se posent à nous.
Arvardan eut un moment d’irritation.
— C’est d’une stupidité insigne ! Quand je vois ce qui peut habiter l’esprit des hommes, je désespère parfois de l’intelligence humaine.
Shekt haussa les épaules avec une résignation qui s’était forgée au cours des années.
— Je crains que ce soit l’un des éléments du problème quasi insoluble que constitue l’antiterrestrialisme.
— S’il est quasi insoluble, c’est parce que personne ne semble réellement vouloir lui trouver une solution ! Combien de Terriens réagissent-ils à la situation qui leur est faite en vouant aux gémonies tous les citoyens galactiques sans distinction ? C’est un mal presque universel – haine pour haine. Les Terriens veulent-ils vraiment l’égalité et la tolérance mutuelles ? Non ! La plupart désirent uniquement pouvoir tenir à leur tour le haut du pavé.
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