Ils s’arrêtèrent – plus exactement, Arvardan s’arrêta sur l’ordre de sa passagère – au coin d’un quartier résidentiel désert. Après avoir prudemment examiné les environs, la jeune fille lui fit signe de redémarrer et le véhicule s’engagea au pas dans l’allée en pente douce d’un garage privé dont la porte se referma. Il n’y avait pas d’autre source de lumière que le plafonnier de la voiture.
Pola le dévisagea avec gravité et dit :
Je suis désolée d’avoir été forcée de recourir à ce stratagème pour vous parler sans témoins, docteur Arvardan. Je sais que je n’ai pas à espérer votre estime…
— N’en croyez rien, s’exclama-t-il gauchement.
— J’y suis obligée. Je voudrais que vous sachiez que je me rends parfaitement compte de la mesquinerie et de la méchanceté de mon attitude lors de notre première rencontre. Je ne trouve pas de mots pour m’excuser…
— Je vous en supplie ! (Il se détourna.) J’aurais sans doute dû me montrer un peu plus diplomate.
— Bref… (Pola s’interrompit quelques instants pour recouvrer un minimum de calme.) Ce n’est pas pour cela que je vous ai fait venir ici. Vous êtes le seul Etranger, à ma connaissance, capable de faire preuve de bonté et de noblesse – et j’ai besoin de votre aide.
Un étau glacé se referma sur le cœur d’Arvardan. C’était donc seulement pour cela ?
— Oh ? fit-il sur un ton froid.
— Non ! s’écria-t-elle. Pas pour moi, docteur Arvardan. Pour la galaxie tout entière. Moi, je ne demande rien. Absolument rien !
— De quoi s’agit-il ?
— D’abord… je ne pense pas qu’on nous ait suivis mais si vous entendez le moindre bruit, voulez-vous… voulez-vous… (elle baissa les yeux)… me prendre dans vos bras et… et… vous comprenez ?
Il hocha sèchement la tête.
— Je crois pouvoir improviser sans difficulté. Mais est-il indispensable d’attendre qu’il y ait du bruit ? Pola rougit.
— Je vous en prie, ne vous moquez pas de moi et ne vous méprenez pas sur mes intentions. Ce sera le seul moyen d’éviter de faire naître des soupçons sur la véritable raison de notre présence ici, la seule chose convaincante.
— Est-ce donc tellement grave ?
Il la regarda avec curiosité. Elle semblait si jeune, si vulnérable. En un sens, ce n’était pas juste. Il s’enorgueillissait de n’avoir jamais agi à la légère. C’était un passionné, mais il avait toujours combattu et dompté ses émotions. Et voici que, simplement parce qu’une fille paraissait faible, il éprouvait impulsivement le besoin de la protéger.
— Oui, c’est extrêmement grave. Je vais vous dire quelque chose et je sais que, de prime abord, vous ne me croirez pas. Mais je vous demande d’essayer quand même de me croire, de vous persuader que je suis sincère. Et, surtout, je voudrais que vous décidiez de faire front avec nous quand vous saurez. Acceptez-vous d’essayer ? Je vous accorde un quart d’heure. Quand ce délai de réflexion sera écoulé, si vous estimez que je ne suis pas digne de confiance ou que vous ne souhaitez pas vous mêler de cela, je m’en irai et on n’en parlera plus.
— Un quart d’heure ? (Il eut un sourire involontaire, détacha sa montre et la posa devant lui.) C’est entendu.
Pola noua ses mains sur ses genoux et se perdit dans la contemplation du mur nu du garage, la seule chose que l’on voyait derrière le pare-brise.
Arvardan, songeur, la détailla – la ligne douce et lisse du menton démentant la raideur forcée qu’elle s’imposait, le nez mince et droit, l’éclat de la carnation, typique des Terriens…
Surprenant le regard qu’elle lui décochait à la dérobée, il tourna vivement la tête et lui demanda : « Qu’y a-t-il ? Elle lui fit face et se mordilla la langue.
— Je vous observais.
— Oui, je m’en suis aperçu. J’ai une tache sur le nez ?
— Non. (Elle sourit imperceptiblement pour la première fois depuis qu’elle avait pris place dans la voiture. Il était ridiculement frappé par d’insignifiants détails comme la façon dont sa chevelure ondoyait chaque fois qu’elle secouait la tête.) Simplement, je n’arrête pas de me demander depuis… depuis l’autre jour pourquoi vous ne portez pas de vêtements traités au plomb si vous êtes un Etranger. Je ne comprends pas. En général, les Etrangers ressemblent à des sacs de pommes de terre.
— Pas moi ?
Oh non ! (Il y avait soudain un frémissement d’enthousiasme dans la voix de Pola.) Vous ressemblez… vous ressemblez tout à fait à une antique statue de marbre, sauf que vous êtes plein de vie et que vous n’avez pas le froid du marbre. Pardonnez-moi. Je suis impertinente.
— C’est-à-dire que vous pensez que je trouve que vous êtes une Terrienne qui ne sait pas se tenir à sa place ? Si vous voulez que nous soyons bons amis, il va falloir que vous cessiez de m’attribuer cette manière de voir… Je ne crois pas à cette superstition au sujet de la radio-activité. J’ai mesuré la radio-activité atmosphérique de la Terre, j’ai fait des expériences sur des animaux de laboratoire et je suis absolument convaincu que, dans des conditions normales, je n’ai rien à craindre des radiations. Je suis sur la Terre depuis deux mois et je me porte toujours comme un charme. Mes cheveux ne tombent pas (il fit mine de s’en arracher une poignée), mes entrailles né font pas de nœuds et je doute que ma fertilité soit menacée bien que, je l’avoue, je prenne quelques petites précautions sur ce plan. Seulement, les caleçons au plomb ne se remarquent pas.
Il avait parlé sur un ton grave et la jeune fille sourit à nouveau.
— Je crois que vous êtes un peu fou.
— Vraiment ? Vous seriez surprise si vous saviez combien d’archéologues très intelligents et très célèbres ont dit la même chose – et dans des discours fleuves.
— Etes-vous disposé à m’écouter, maintenant ? Le quart d’heure est passé.
— Qu’en pensez-vous ?
— Que vous m’écouterez sans doute. Sinon, vous ne seriez plus là. Après la manière dont je me suis conduite…
— Avez-vous le sentiment que je dois faire de pénibles efforts pour rester assis à côté de vous ? lui demanda-t-il doucement. Si c’est le cas, vous êtes dans l’erreur. Savez-vous que je n’ai jamais vu, que je crois franchement n’avoir jamais vu une fille aussi ravissante que vous, Pola ?
Elle leva vivement les yeux, une lueur d’effroi dans le regard.
— Non, je vous en prie ! Ce n’est pas cela que je cherche. Vous ne me croyez pas ? Si, je vous crois. Dites-moi ce que vous voulez que je fasse. Je vous croirai et je vous aiderai.
Il était sincère. Ace moment, il aurait allègrement entrepris de renverser l’empereur. Il n’avait jamais été amoureux. Il se figea intérieurement. C’était la première fois qu’il utilisait ce mot.
Amoureux ? D’une Terrienne ?
— Vous avez vu mon père, docteur Arvardan ?
— Le Dr Shekt est votre père ?… Mais appelez-moi Bel. Je vous appelle bien Pola.
— Si vous voulez, j’essaierai. Je suppose que vous lui en voulez beaucoup ?
— Il n’a pas été très courtois.
— Il ne le pouvait pas. On le surveille. A vrai dire, nous avions décidé tous les deux qu’il vous mettrait à la porte et que je prendrais contact ici avec vous. C’est notre demeure, vous savez. Ecoutez-moi… (Sa voix s’était muée en un chuchotement.) La Terre va se révolter.
Arvardan ne put résister à l’envie de s’amuser un instant.
— Non ! s’exclama-t-il en ouvrant de grands yeux. La Terre tout entière ?
Mais la raillerie déchaîna la fureur de Pola :
— Ne vous moquez pas de moi ! Vous avez dit que vous m’écouteriez et que vous me croiriez. La Terre va se soulever et c’est grave parce qu’elle peut détruire l’empire.
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