Il y a sans doute beaucoup de vrai dans ce que vous dites, je ne le nie pas, répliqua tristement le Dr Shekt. Mais ce n’est qu’une vue fragmentaire des choses. Donnez-nous-en seulement la possibilité et la prochaine génération de Terriens, libérée de l’insularisme, croira de tout cœur à l’unicité de l’Homme. Les assimilationnistes, partisans de la tolérance et adeptes du compromis, ont été plus d’une fois une puissance avec qui compter. J’en suis – ou, plutôt, j’en étais – un. Mais ce sont aujourd’hui les zélotes qui ont pris la Terre sous leur coupe. Nationalistes ultras, ils sont obsédés par leurs rêves de domination, passée et à venir. C’est contre eux qu’il faut protéger l’empire.
Arvardan fronça les sourcils.
— Vous faites allusion à cette révolte dont Pola m’a parlé ?
— Convaincre quelqu’un que l’éventualité apparemment ridicule de la conquête de la galaxie par la Terre est, possible n’est pas une tâche facile, docteur Arvardan, rétorqua sombrement le physicien. C’est pourtant l’expression de la vérité. Le courage physique n’est pas mon fort et je souhaite ardemment vivre. Aussi pouvez-vous imaginer la gravité de la situation présente, puisqu’elle me contraint à commettre une trahison, avec les risques que cela comporte, alors que les yeux des autorités locales sont déjà fixés sur moi.
— Si c’est tellement sérieux, mieux vaut que je vous prévienne tout de suite. Je vous aiderai volontiers, mais seulement en ma qualité de simple citoyen galactique. Je n’occupe pas de fonctions officielles et je n’ai aucune influence particulière à la cour ni même auprès du procurateur. Je suis exactement celui que je parais – un archéologue à la tête d’une expédition scientifique ayant pour objet des recherches d’ordre strictement personnel. Puisque vous êtes, me dites-vous, prêt à commettre un acte de trahison, ne serait-il pas préférable de vous adresser au procurateur ? Lui, il pourrait vraiment faire quelque chose.
— Je ne le peux pas, justement. C’est pour parer à une telle éventualité que les Anciens me surveillent. Quand vous êtes venu me voir, ce matin, j’ai même pensé que vous étiez un intermédiaire. J’ai cru qu’Ennius avait des soupçons.
— Peut-être en a-t-il mais je ne saurais vous l’affirmer. En tout cas, je ne suis pas un intermédiaire. Je suis désolé. Si vous tenez absolument à faire de moi votre confident, je vous promets d’aller le voir à votre place. Je vous remercie. C’est tout ce que je demande. Et aussi d’intercéder pour que les représailles contre la Terre ne soient pas trop brutales.
— Comptez sur moi.
Arvardan était gêné. Il avait la conviction de discuter avec un vieil excentrique paranoïaque, peut-être inoffensif, mais dont le cerveau était sérieusement fêlé. Mais il n’avait pas le choix. Il devait rester, écouter et tenter d’apaiser ce doux délire – pour Pola.
— Vous m’avez dit ce matin que vous êtes au courant de l’existence de l’amplificateur synaptique, docteur Arvardan ?
— Oui, j’ai lu votre article dans la Revue de Physique. J’ai, en outre, parlé de votre invention, avec le procurateur et le haut ministre.
— Avec le haut ministre ?
— Bien entendu. Je lui avais demandé audience pour qu’il me donne la lettre d’introduction que… que vous avez refusé de regarder.
— Je vous renouvelle mes excuses. Mais j’aurais préféré que vous ne… Que savez-vous au juste de cet instrument ?
— Que c’est un intéressant échec. Il est destiné à améliorer la faculté d’apprentissage et a réussi dans une certaine mesure sur les rats, mais a fait fiasco sur les êtres humains.
— Oui, vous ne pouviez évidemment pas penser autre chose à partir de cet article, fit le Dr Shekt sur un ton morose. On a répandu le bruit que c’était un échec et les résultats éminemment positifs ont été étouffés de façon délibérée…
— Hemm… Voilà un singulier accroc à l’éthique scientifique, docteur Shekt.
— Je le reconnais. Mais j’ai cinquante-six ans et si vous connaissez peu ou prou les coutumes en vigueur sur la Terre, vous n’ignorez pas qu’il ne me reste plus longtemps à vivre.
La loi sexagésimale ? Oui, on m’en a parlé – plus que je l’aurais souhaité, à dire vrai, confirma Arvardan en se remémorant son premier voyage à bord d’un stratoplane terrien. Je crois savoir qu’il y a des dérogations en faveur, notamment, des savants célèbres.
— En effet, mais ce sont le haut ministre et le Conseil des Anciens qui en décident sans appel. L’empereur lui-même est sans pouvoir dans ce domaine. J’ai été prévenu que le prix à payer pour bénéficier du privilège de la vie était de garder le secret sur l’amplificateur et de travailler d’arrache-pied à son perfectionnement. (Le vieil homme leva les bras dans un geste d’impuissance.) Comment aurais-je su à quel usage serait destinée ma machine ?
— A quel usage l’est-elle ?
Arvardan prit une cigarette et en offrit une à Shekt qui la refusa.
— Je vous prie de patienter encore quelques instants. Lorsque mes expériences m’eurent finalement convaincu que des êtres humains pouvaient être traités sans danger, un certain nombre de biologistes terriens sont passés à l’amplificateur. Uniquement des hommes que je savais être des zélotes des extrémistes. Tous ont survécu, bien que, au bout d’un certain temps, il y eût des effets secondaires. Un sujet chez qui ils s’étaient manifestés m’a été ramené pour que je le soigne. Je n’ai pas réussi à le sauver, mais dans le délire de l’agonie, il m’a tout révélé.
Minuit approchait. La journée avait été longue et fertile en événements mais quelque chose excitait la curiosité d’Arvardan qui dit d’une voix tendue :
— J’aimerais que vous en veniez au fait.
— Je vous supplie d’être patient. Il faut que j’aille au fond des choses pour que vous me croyiez. Vous savez, bien sûr, que la Terre possède un environnement particulier – sa radio-activité…
— Oui, je connais assez bien la question.
— Et les conséquences de cette radio-activité sur la planète et son économie ?
— Egalement.
Dans ce cas, je n’insisterai pas sur ce point. Je me bornerai à noter que l’incidence des mutations est plus forte sur la Terre que dans le reste de la galaxie. Ainsi, quand nos ennemis prétendent que les Terriens sont différents, cette affirmation correspond dans une certaine mesure à la vérité scientifique. Certes, les mutations sont mineures et ont pour la plupart une valeur de survivance. La seule modification définitive qu’ont subie les Terriens a affecté certains aspects de leur chimisme interne en leur conférant une plus grande résistance face à l’environnement qui est le leur. Ils sont moins vulnérables aux radiations, les tissus brûlés cicatrisent plus rapidement…
— Je sais tout cela, docteur Shekt.
— Mais avez-vous songé que ces processus mutatoires interviennent chez d’autres espèces que l’homme, sur la Terre ?
— Non, à dire vrai, répondit Arvardan après un court silence. Pourtant, maintenant que vous me le dites, cela me paraît évidemment inévitable.
— Eh oui. La diversité de notre cheptel est plus riche que sur n’importe quel autre monde habité. L’orange que vous avez goûtée tout à l’heure est une variété mutante que l’on ne trouve nulle part ailleurs. C’est une des raisons qui interdisent l’exportation de ce fruit. Les Etrangers se méfient de ces agrumes tout comme ils se méfient de nous – et, de notre côté, nous les gardons jalousement pour nous-mêmes à l’égal d’une richesse précieuse et exclusive. Et ce qui s’applique aux animaux et aux plantes est également valable, bien entendu, pour les formes de vie microscopique.
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