Baley, d’un geste, lui fit signe de lui montrer le chemin. La salle de pesage était une pièce carrée, blanche comme une salle d’opération ; tout y était aseptisé, l’air y était spécialement et mieux conditionné que dans la salle voisine, et, le long de ses murs, se trouvaient de délicates balances électroniques manœuvrables de l’extérieur par le moyen des champs magnétiques. Au cours de ses études, Baley avait eu l’occasion de voir des balances de ce genre, mais moins perfectionnées ; et il en reconnut une, capable de peser un milliard d’atomes.
— Je ne pense pas, dit Clousarr, que l’on vienne nous déranger ici.
— Bon ! grogna Baley. Daneel, ajouta-t-il, voulez-vous faire monter un repas ici ? Et, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’aimerais que vous attendiez dehors qu’on l’apporte.
Il suivit des yeux le départ de R. Daneel, puis, se tournant vers Clousarr, il lui demanda :
— Vous êtes chimiste ?
— Zymologiste, si ça ne vous fait rien.
— Quelle est la différence ?
— Un chimiste, fit l’autre fièrement, est un vulgaire fabricant de potages, un manipulateur d’ingrédients. Le zymologiste, lui, fait vivre des milliards d’individus. Je suis spécialisé dans la culture de la levure.
— Parfait, dit Baley.
— C’est grâce à ce laboratoire, reprit Clousarr, que les usines de levure tournent encore. Il ne se passe pas de jour, ni même d’heure, sans que nous fassions dans nos éprouvettes des expériences sur chaque espèce de levure produite par la compagnie. Nous contrôlons et complétons si c’est nécessaire ses propriétés nutritives ; nous nous assurons qu’elle répond à des caractères invariables ; nous déterminons exactement la nature des cellules dont elle est issue, nous opérons des croisements d’espèces, nous éliminons celles que nous estimons défectueuses, et, quand nous sommes certains d’en avoir trouvé une répondant aux besoins de la population, nous en lançons en grand la production. Lorsque, il y a deux ans, les New-Yorkais se sont vu offrir, hors saison, des fraises, ce n’étaient pas des fraises, mon cher monsieur, c’était un produit spécialement étudié ici même, ayant une haute teneur en sucre, répondant exactement à la couleur naturelle du fruit, et dont la saveur était identique à celle de la fraise. Il y a vingt ans, la « Saccharomyces Olei Benedictae » n’était qu’une espèce de levure informe, inutilisable, et ayant un infect goût de suif. Nous n’avons pas encore réussi à faire complètement disparaitre sa mauvaise odeur, mais nous avons porté sa teneur en matières grasses de 15 % à 87 %. Et quand vous prendrez désormais l’express, rappelez-vous que les tapis roulants sont uniquement graissés maintenant avec la S.O. Benedictae, variation A G-7, mise au point ici même. Voilà pourquoi il ne faut pas m’appeler chimiste. Je suis un zymologiste.
Malgré lui, Baley fut impressionné par le farouche orgueil du technicien. Brusquement, il lui demanda :
— Où étiez-vous, hier soir, entre 18 et 20 heures ?
— Je me promenais, fit l’autre, en haussant les épaules. J’aime bien marcher un peu après dîner.
— Vous avez été voir un ami ? Ou êtes-vous allé au cinéma ?
— Non, j’ai fait un petit tour à pied, tout simplement.
Baley serra les dents. Si Clousarr avait été au cinéma, on aurait pu le vérifier sur sa carte, laquelle aurait été cochée. Quant à une visite chez un ami, elle eût été encore plus contrôlable.
— Alors, personne ne vous a vu ?
— Peut-être que si ; mais moi, je n’en sais rien, car je n’ai rencontré personne de connaissance.
— Et avant-hier soir ?
— Même chose. Je me suis promené.
— Vous n’avez donc aucun alibi pour ces deux soirées ? ?
— Si j’avais commis un délit, inspecteur, vous pourriez être sûr que j’aurais un alibi. Mais, comme ce n’est pas le cas, pourquoi m’en serais-je préoccupé ?
Baley ne répliqua rien et consulta son carnet.
— Vous êtes passé en jugement une fois, pour incitation à l’émeute, dit-il.
— C’est vrai ! J’ai été bousculé par un robot, et je l’ai fichu en l’air. Vous appelez ça de l’incitation à l’émeute, vous ?
— Ce n’est pas moi, c’est le tribunal qui en a jugé ainsi. Il vous a reconnu coupable et condamné à une amende.
— D’accord. L’incident a donc été clos ainsi. A moins que vous ne désiriez me refaire payer l’amende ?
— Avant-hier soir, il y eut presque un début d’émeute, dans un magasin de chaussures du Bronx. On vous y a vu.
— Qui ça ?
— Cela s’est passé à l’heure de votre diner. Avez-vous dîné ici avant-hier soir ?
Clousarr hésita un instant, puis secoua la tête.
— J’avais mal à l’estomac. La levure produit parfois cet effet-là, même sur des vieux du métier comme moi.
— Hier soir, à Williamsburg, il y a eu également un incident, et on vous y a vu.
— Qui ça ?
— Niez-vous avoir été là en ces deux circonstances ?
— Vous ne me dites rien que j’aie besoin de nier. Où exactement cela s’est-il passé, et qui déclare m’avoir vu ?
Baley regarda bien en face le zymologiste et lui dit :
— Je crois que vous savez parfaitement de quoi je parle ; et je pense que vous jouez un rôle important dans un mouvement médiévaliste clandestin.
— Je n’ai aucun moyen de vous empêcher de penser ou de croire ce qui vous passe par la tête, inspecteur ! rétorqua l’autre, en souriant ironiquement. Mais vos idées ne constituent pas des preuves : ce n’est pas à moi de vous apprendre ça, j’imagine !
— Il n’empêche que je compte bien tirer de vous, dès maintenant, un peu de vérité, Clousarr !
Il s’en fut jusqu’à la porte, l’ouvrit, et dit à R. Daneel, qui se trouvait planté devant l’entrée :
— Est-ce qu’on va bientôt apporter le diner de Clousarr, Daneel ?
— Oui, dans un instant, Elijah.
— Dès qu’on vous l’aura remis, vous viendrez vous-même le lui donner !
— Entendu, Elijah, fit le robot.
Un instant plus tard, il pénétra dans la pièce, portant un plateau métallique cloisonné en plusieurs compartiments.
— Posez-le devant M. Clousarr, s’il vous plaît, Daneel, dit Baley.
Il s’assit sur un des tabourets qui se trouvaient alignés devant les balances, et croisa ses jambes, balançant en cadence l’un de ses pieds ; au moment où Daneel plaça le plateau sur un tabouret proche de Clousarr, il remarqua que l’homme s’écartait brusquement.
— Monsieur Clousarr, lui dit-il alors, je voudrais vous présenter à mon collègue, Daneel Olivaw.
Le robot tendit la main à l’homme et lui dit :
— Bonjour, Francis. Comment allez-vous ?
Mais Clousarr ne broncha pas, et n’esquissa pas le moindre geste pour saisir la main de Daneel. Celui-ci continua à la lui offrir, si bien que le zymologiste commença à rougir. Baley intervint alors, d’une voix douce :
— Ce que vous faites là est une impolitesse, monsieur Clousarr. Etes-vous trop orgueilleux pour serrer la main d’un policier ?
— Si vous le permettez, répliqua l’autre, je vais diner, car j’ai faim.
Il tira de sa poche un couteau comportant une fourchette repliable, et s’assit, la tête penchée sur son assiette.
— Daneel, reprit Baley, j’ai l’impression que notre ami est offensé par votre attitude, et je ne le comprends pas. Vous n’êtes pas fâché contre lui, j’espère ?
— Pas le moins du monde, Elijah, dit R. Daneel.
— Alors, montrez-lui donc que vous n’avez aucune raison de lui en vouloir, et passez votre bras autour de son épaule.
— Avec plaisir, répondit R. Daneel, en s’approchant de l’homme.
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