— Qu’est-ce que ça signifie ? Qu’est-ce que c’est que ces manières ? s’écria Clousarr en posant sa fourchette.
Mais R. Daneel, imperturbable, s’apprêta à exécuter l’ordre de Baley.
Aussitôt, Clousarr, furieux, fit un bond en arrière, et rabattit d’un coup de poing le bras de Daneel, en s’écriant :
— Ne me touchez pas ! Je vous le défends !
Dans le mouvement qu’il fit, le plateau contenant son dîner glissa du tabouret et vint s’affaler bruyamment sur le sol. Baley fixa sur le suspect un regard dur ; il fit un bref signe de tête à R. Daneel qui continua à avancer, sans s’émouvoir, vers le zymologiste, lequel battit en retraite. Pendant ce temps, l’inspecteur alla lui-même se placer devant la porte.
— Empêchez cette machine de me toucher ! hurla Clousarr.
— Voyons, Clousarr, répliqua gentiment Baley, en voilà des manières ! Cet homme est mon collègue !
— C’est faux ! C’est un immonde robot !
— Ca va, Daneel ! Laissez-le !, ordonna vivement Baley.
R. Daneel recula aussitôt et vint s’adosser à la porte, juste derrière Baley. Quant à Clousarr, il soufflait bruyamment, et, serrant les poings, il fit face à Baley qui lui dit :
— D’accord, mon ami. Vous êtes très fort ! Et peut-on savoir ce qui vous fait dire que Daneel est un robot ?
— N’importe qui pourrait s’en rendre compte.
— Nous laisserons le tribunal en juger. Pour l’instant c’est à la préfecture de police que je vais vous mener. J’aimerais que vous nous y expliquiez exactement comment vous avez découvert que Daneel est un robot. Et puis beaucoup, beaucoup d’autres choses, mon cher monsieur, par la même occasion ! Daneel, voulez-vous aller téléphoner au commissaire principal ? A cette heure-ci, il doit être rentré chez lui. Dites-lui de revenir à son bureau, car il faut que nous procédions sans retard à l’interrogatoire de ce personnage.
Daneel s’exécuta aussitôt, et Baley se tourna vers Clousarr.
— Qui est-ce qui vous fait marcher, Clousarr ? demanda-t-il.
— Je veux un avocat, répliqua l’autre.
— D’accord, on vous en donnera un. Mais, en attendant, dites-moi donc qui vous finance, vous autres, Médiévalistes ?
Clousarr, décidé à garder le silence, détourna la tête.
— Allons, mon vieux, s’écria Baley, inutile de jouer au plus fin ! Nous sommes parfaitement au courant de ce que vous êtes et de ce qu’est votre mouvement. Je ne bluffe pas. Mais pour ma propre gouverne, j’aimerais que vous me disiez simplement ce que vous désirez, vous, les Médiévalistes.
— Le retour à la terre, dit l’autre sèchement. C’est simple, pas vrai ?
— C’est facile à dire, mais moins facile à faire. Comment la Terre réussira-t-elle à nourrir huit milliards d’individus ?
— Est-ce que j’ai dit qu’il fallait le faire du jour au lendemain ? Ou d’une année à l’autre, ou en un siècle ? Pas à pas, monsieur l’inspecteur ! Peu importe le temps que cela prendra. Mais ce qu’il faut, c’est commencer à sortir de ces cavernes où nous sommes enfermés, et retrouver l’air frais.
— Avez-vous jamais été vous-même au grand air ?
Clousarr se crispa et répondit :
— Bon, c’est d’accord. Moi aussi, je suis fichu ; mais mes enfants ne le sont pas encore. On ne cesse pas d’en mettre au monde. Pour l’amour du Ciel, qu’on les sorte d’ici ! Qu’on les laisse vivre à l’air libre, au soleil, dans la nature ! Et même, s’il le faut, diminuons petit à petit notre population !
— Autrement dit, répliqua Baley, vous voulez revenir en arrière, rétrograder vers un passé impossible !…
Pourquoi Baley discutait-il ainsi ? Il n’aurait pas pu le dire ; tout ce qu’il savait, c’était qu’une étrange fièvre le brûlait.
— Vous voulez revenir à la semence, à l’œuf, au fœtus ! Quelle idée ! Pourquoi, au lieu de cela, ne pas aller de l’avant ? Vous parlez de réduire le nombre des naissances. Bien au contraire, utilisez donc l’excédent de population pour le faire émigrer ! Retour à la terre, soit ! Mais retour à la terre d’autres planètes ! Colonisez !
— Ah, ah ! ricana Clousarr. La bonne tactique, ma parole ! Pour créer un peu plus de Mondes Extérieurs ? Un peu plus de Spaciens ?
— Il ne s’agit pas de cela. Les Mondes Extérieurs ont été mis en valeur par des Terriens venus d’une planète qui, à l’époque, ne possédait aucune Cité moderne, par des hommes individualistes et matérialistes. Ils ont développé ces qualités jusqu’à en faire quelque chose d’excessif et de malsain. Mais nous, maintenant, nous sommes à même de coloniser, en partant d’une société dont la principale erreur est d’avoir poussé trop loin l’esprit communautaire. Le moment est donc venu pour nous de faire jouer, en les associant, l’esprit traditionnaliste et le progrès moderne, pour édifier une société nouvelle. Elle aura des bases différentes de celles de la Terre et des Mondes Extérieurs ; mais ce sera une sorte de synthèse de l’une et de l’autre, une société nouvelle, et meilleure que ses devancières.
Baley se rendit parfaitement compte qu’il ne faisait que paraphraser la théorie du Dr Fastolfe, et cependant les arguments lui venaient à l’esprit comme si, depuis des années, telle était véritablement sa propre opinion.
— Quelles balivernes ! répliqua Clousarr. Vous prétendez que nous pourrions coloniser des déserts et en faire, de nos propres mains, des mondes comme le nôtre ? Qui serait assez fou pour tenter une telle entreprise ?
— Il y en aurait beaucoup, croyez-moi, et ils ne seraient pas fous du tout ! Ils disposeraient d’ailleurs de robots pour les aider.
— Ah, ça non, par exemple ! s’écria Clousarr, furieux. Jamais, vous m’entendez ? Jamais ! Pas de robots !
— Et pourquoi donc, pour l’amour du Ciel ? Je ne les aime pas non plus, soyez-en sûr, mais je ne vais pas me suicider sous prétexte de respecter un préjugé stupide. En quoi les robots sont-ils à craindre ? Si vous voulez mon opinion, c’est uniquement un complexe d’infériorité qui nous incite à en avoir peur. Tous tant que nous sommes, nous nous considérons comme inférieurs aux Spaciens, et cela nous rend malades, furieux, dégoûtés. Nous avons besoin de nous sentir des êtres supérieurs, d’une manière ou d’une autre, et de travailler dans ce but. Cela nous tue de constater que nous ne sommes même pas supérieurs à des robots. Ils ont l’air de valoir mieux que nous, et en réalité c’est faux : c’est justement en cela que réside la terrible ironie de cette situation.
A mesure qu’il développait sa thèse, Baley sentait le sang lui monter à la tête.
— Regardez par exemple ce Daneel avec lequel je viens de passer deux jours ! Il est plus grand que moi, plus fort, plus bel homme. Il a tout l’air d’un Spacien, n’est-ce pas ? Il a plus de mémoire et infiniment plus de connaissances que moi. Il n’a besoin ni de manger ni de dormir. Rien ne le trouble, ni maladie, ni amour, ni sentiment de culpabilité. Mais c’est une machine. Je peux lui faire ce que bon me semble, tout comme s’il s’agissait d’une de vos micro-balances. Si je frappe un de ces appareils, il ne me rendra pas mon coup de poing, et Daneel ne ripostera pas plus si je le bats. Je peux même lui donner l’ordre de se détruire, il l’exécutera. Autrement dit, nous ne pourrons jamais construire un robot doué de qualités humaines qui comptent réellement dans la vie. Un robot n’aura jamais le sens de la beauté, celui de la morale, celui de la religion. Il n’existe aucun moyen au monde d’inculquer à un cerveau positronique des qualités capables de l’élever, ne serait-ce qu’un petit peu, au-dessus du niveau matérialiste intégral. Nous ne le pouvons pas, mille tonnerres ! Ne comprenez-vous donc pas que cela est positivement impossible ? Nous ne le pourrons jamais, tant que nous ne saurons pas exactement ce qui actionne et fait réagir notre cerveau d’homme. Nous ne le pourrons jamais, tant qu’il existera dans le monde des éléments que la science ne peut mesurer. Qu’est-ce que la beauté, ou la charité, ou l’art, ou l’amour, ou Dieu ? Nous piétinerons éternellement aux frontières de l’Inconnu, cherchant à comprendre ce qui restera toujours incompréhensible. Et c’est précisément cela qui fait de nous des hommes. Un cerveau de robot doit répondre à des caractéristiques nettement définies, sans quoi on ne peut le construire ; le moindre de ses organes doit être calculé avec une précision infinie, du commencement à la fin, et tout ce qui le compose est connu de nous. Alors, Clousarr, de quoi avez-vous peur ? Un robot peut avoir l’aspect de Daneel, il peut avoir l’air d’un dieu, cependant il n’en sera pas moins quelque chose d’aussi inhumain qu’une bûche de bois. Ne pouvez-vous pas vous en rendre compte ?
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