— Il m’a dit que nous devrions faire route vers la Face des Eaux, déclara posément Delagard.
Une autre décharge électrique, plus forte que la précédente. Lawler écarquilla les yeux. Il avala une grande gorgée du verre de Delagard et attendit quelques instants que l’alcool fasse son effet. De l’autre côté de la table, Delagard le regardait, attendant patiemment, l’œil vif et l’air calme, peut-être même légèrement amusé.
— La Face des Eaux, dit Lawler quand il eut suffisamment repris ses esprits pour parler. C’est bien ce que vous avez dit : la Face des Eaux !
— Affirmatif, docteur.
— Et pouvez-vous me dire pourquoi le père Quillan trouvait que c’était une merveilleuse idée de mettre le cap sur la Face des Eaux ?
— Parce qu’il savait que j’ai toujours rêvé d’y aller.
Lawler hocha lentement la tête. Il se sentait gagné par cette forme de sérénité qui accompagne le désespoir absolu. Boire un autre verre lui sembla être une excellente idée.
— Bien sûr, dit-il. Le père Quillan croit à la satisfaction des impulsions déraisonnables. Et comme de toute façon, nous n’avions nulle part ailleurs où aller, autant entraîner toute cette bande de minables de l’autre côté du globe, vers l’endroit le plus mystérieux, le plus reculé d’Hydros, sur lequel nous ne savons absolument rien, si ce n’est que les Gillies eux-mêmes n’ont pas le courage de s’en approcher.
— C’est exact, dit Delagard, insensible aux sarcasmes, en souriant benoîtement.
— Les conseils du père Quillan sont vraiment précieux. C’est pourquoi il a si bien réussi dans son ministère.
— Je vous ai demandé un jour, poursuivit Delagard avec un calme olympien, si vous aviez gardé le souvenir des histoires que nous racontait le vieux Jolly sur la Face des Eaux.
— Des histoires à dormir debout, oui.
— Cest à peu près ce que vous m’avez répondu la dernière fois. Mais vous en souvenez-vous ?
— Voyons… Jolly prétendait avoir traversé tout seul la Mer Vide et découvert la Face qui, d’après lui, était une île gigantesque beaucoup plus grande que toutes celles des Gillies, une terre chaude et fertile où poussaient d’étranges plantes de haute taille portant des fruits, où l’on trouvait des étangs d’eau douce, des eaux riches en poissons.
Lawler s’interrompit quelques instants pour fouiller dans ses souvenirs.
— Il y serait resté jusqu’à la fin de ses jours, tellement il y faisait bon vivre. Mais, un jour où il était parti pêcher en mer, une tempête l’éloigna du rivage, il perdit son compas et par-dessus le marché, s’il m’en souvient bien, il fut pris par la Vague. Quand il fut enfin en mesure de gouverner son bateau, il était déjà à mi-chemin de Sorve et il lui était impossible de retourner vers la Face. Il poursuivit donc sa route et, de retour à Sorve, il essaya de convaincre des gens de repartir avec lui, mais personne ne voulut le suivre. Tout le monde se moqua de lui ; personne ne crut un mot de ce qu’il racontait. Et il finit par perdre la boule. C’est bien cela ?
— Oui, dit Delagard. C’est l’essentiel de son histoire.
— Elle est extraordinaire. Si j’avais encore dix ans, je serais absolument fou de joie à l’idée d’aller visiter la Face des Eaux.
— Vous devriez l’être, doc. Ce sera la grande aventure de notre vie.
— Vraiment ?
— J’avais quatorze ans quand le vieux Jolly est revenu, poursuivit Delagard. Et j’ai écouté ce qu’il avait à raconter. J’ai écouté très attentivement. Ce n’était peut-être qu’un vieux cinglé, mais je n’ai jamais eu cette impression, du moins au début, et j’ai cru ce qu’il disait. Une île vaste, riche, fertile et inhabitée qui nous attendait… Et pas un seul de ces foutus Gillies dans nos pattes ! Pour moi, cela a des allures de paradis. De pays de cocagne. De terre miraculeuse. Vous tenez toujours à ce que notre communauté reste unie, n’est-ce pas ? Alors, pourquoi diable devrions-nous nous entasser dans un petit bout d’île dont personne ne veut et vivre de la charité de ceux qui nous accueillent ? Quel meilleur moyen ai-je de réparer mes fautes que de conduire toute notre communauté au bout du monde pour lui offrir un paradis ?
Lawler le regardait, bouche bée.
— Vous êtes complètement sonné, Nid.
— Je ne pense pas. La Face appartiendra aux premiers arrivés et nous pouvons être ceux-là. Les Gillies sont si superstitieux qu’ils ne s’en approcheront jamais. Nous, nous pouvons le faire. Et nous pouvons nous y établir, nous pouvons y construire nos maisons, nous pouvons y exploiter la terre. Et nous pouvons faire en sorte que la Face nous donne ce que nous voulons le plus au monde.
— Et que voulons-nous le plus au monde ? demanda machinalement Lawler qui avait l’impression de s’être envolé de la planète et de flotter dans les ténèbres de l’espace.
— Le pouvoir, répondit Delagard. L’autorité. Nous voulons exercer notre domination sur Hydros. Nous avons vécu trop longtemps sur cette planète comme de misérables et pitoyables réfugiés. Le moment est venu de faire ramper les Gillies à nos pieds ! J’aimerais fonder sur la Face une colonie vingt fois, cinquante fois plus importante que n’importe quelle île Gillie et y développer une communauté digne de ce nom, de cinq mille, dix mille personnes. Bâtir un astroport et établir des relations commerciales avec toutes les planètes habitées par des humains dans cette foutue galaxie. Commencer à vivre comme de vrais êtres humains au lieu de continuer à mener cette existence misérable dans une humidité permanente, à bouffer des algues et à nous laisser ballotter sur l’océan comme nous le faisons depuis cent cinquante ans.
— Et vous dites cela avec un tel calme. Vous paraissez si raisonnable.
— Vous croyez que je suis fou ?
— Peut-être, je ne sais pas. Mais ce que je crois, c’est que vous êtes un salopard à l’égoïsme monstrueux. Oser nous prendre tous en otage comme vous le faites pour réaliser vos projets chimériques ! Si Grayvard refusait de tous nous accueillir, vous auriez pu débarquer un petit groupe d’entre nous dans cinq ou six îles différentes.
— C’est vous-même qui avez dit qu’il n’en était pas question. L’auriez-vous oublié ?
— Vous croyez que la situation actuelle est préférable ? Entraîner tout le monde avec vous dans cette folie ? Mettre toutes nos vies en péril pour vous permettre de poursuivre votre utopie ?
— Oui, c’est préférable.
— Vous êtes un fieffé salaud, un salaud fini ! Oui, vous êtes fou !
— Non, dit Delagard, je ne suis pas fou. Cela fait des années que je mets ce projet au point. J’ai passé la moitié de ma vie à y réfléchir. J’ai longuement questionné Jolly et j’ai acquis la conviction qu’il avait bien fait le voyage qu’il prétendait avoir fait et que la Face est bien telle qu’il la décrivait. Cela fait des années que je projette d’y envoyer une expédition. Gospo était au courant. Nous devions partir ensemble, bientôt, dans moins de cinq ans. En nous chassant de Sorve, les Gillies m’ont fourni un excellent prétexte et, quand j’ai vu que les autres îles refusaient de nous accueillir, je me suis dit : c’est le moment, c’est l’occasion. Ne la laisse pas passer, Nid. Et voilà.
— Vous aviez donc l’intention, depuis le départ de Sorve, de nous conduire ici ?
— Oui.
— Et vous n’en avez même pas parlé à vos capitaines ?
— Seulement à Gospo.
— Qui a trouvé l’idée géniale ?
— Absolument, dit Delagard. Il m’a soutenu dès le début. Le père Quillan aussi, quand je l’ai mis au courant. Il me soutient sans réserve.
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