Des lignes de force vibraient dans le vide, couraient à travers le firmament comme des torrents de sang, reliant tout ce qui existait. De profondes interactions unissaient les planètes entre elles. Il percevait la respiration de l’univers, une entité vivante, animée par une inépuisable vitalité.
Hydros faisait partie du firmament ; et le firmament était une gigantesque unité indivisible, douée de sensibilité. En se fondant dans Hydros, on accédait au Tout. Tel était l’enjeu. Et il était le seul dans tout l’univers à avoir refusé de faire partie de ce Tout.
Il était le seul. Le seul.
Était-ce véritablement ce qu’il voulait ? Cette solitude, cette terrifiante indépendance d’esprit.
La Face lui offrait l’immortalité, et même une nature divine, au sein d’un organisme unique à l’échelle de la planète. Mais il avait choisi de continuer à être Valben Lawler et rien d’autre. Il avait refusé par orgueil ce qui avait été offert à tous ses compagnons de voyage. Que le pauvre Quillan à l’âme torturée s’abandonne avec joie au dieu qu’il avait cherché toute sa vie ; que le petit Dag Tharp trouve dans la Face le réconfort dont il avait besoin ; que le mystérieux Gharkid en quête de quelque chose de plus grand que lui-même se fonde dans cette entité. Pas moi. Je ne suis pas comme eux.
Il pensa à Kinverson. Même lui, le solitaire bourru, avait fini par choisir la Face. Delagard aussi. Et Sundira.
Soit, se dit Lawler. Je suis moi. Pour le meilleur et pour le pire.
Il se laissa retomber sur le matelas de filets, le regard fixé sur les étoiles, laissant l’éclat presque insoutenable de la Croix emplir son esprit. Comme tout est paisible maintenant, songea-t-il. Comme tout est tranquille.
Je m’éveillai et vis que nous voguions toujours
Comme si un bon vent nous eût poussés ; c’était
La nuit ; une nuit calme ; la lune était haute ;
Les marins, sur le pont, se tenaient assemblés…
— Val ? C’est moi.
Il tourna la tête. Une ombre lui cachait les étoiles, celle de Sundira qui se tenait juste devant de lui.
— Je peux m’asseoir à côté de toi ? demanda-t-elle.
— Si tu veux.
Elle se laissa tomber près de lui, sur les filets.
— Je t’ai attendu pendant le repas, mais je ne t’ai pas vu. Tu aurais dû manger.
— Je n’avais pas faim. Mais, vous, malgré votre transformation, vous mangez encore ?
— Bien sûr que nous mangeons. Il n’y a rien de changé pour cela.
— Je suppose, mais comment veux-tu que je le sache ?
— C’est vrai, comment pourrais-tu le savoir.
Elle fit courir sa main le long du bras de Lawler et, cette fois, il n’eut pas de mouvement de recul.
— Le changement est beaucoup plus limité que tu ne l’imagines, reprit-elle. Je t’aime encore, Val. Je te l’avais dit et c’est vrai.
Il hocha la tête en silence. Il n’avait rien à dire.
Et moi, se demanda-t-il, est-ce que je l’aime encore ? Est-ce seulement concevable ?
Il passa le bras autour des épaules de Sundira. Il retrouva le contact familier de sa peau douce et fraîche. C’était agréable. Elle se blottit contre lui. Ils auraient pu être absolument seuls au monde. Et elle lui semblait encore humaine. Il se pencha pour l’embrasser doucement dans le creux de l’épaule et elle eut un petit gloussement.
— Val, dit-elle. Oh ! Val !
Ce fut tout, juste son nom. Que pensait-elle, que préférait-elle ne pas lui dire ? Qu’elle aurait voulu qu’il rejoigne la Face avec elle ? Qu’elle n’avait pas abandonné tout espoir ? Qu’elle priait pour qu’il aille voir Delagard et qu’il l’implore de faire demi-tour afin de rejoindre l’île pour y subir à son tour la transformation ?
Aurais-je dû la suivre ?
Ai-je commis une erreur en refusant ?
Il s’imagina fugitivement à l’intérieur de la machine, rouage entre les rouages, faisant partie du Tout… s’abandonnant enfin, dansant à la même cadence que tous les autres.
Non. Non. Non.
Je suis moi. J’ai fait ce que j’ai fait, parce que je suis moi.
Sundira toujours pelotonnée contre lui, il renversa la tête en arrière, les yeux fixés sur les étoiles. Une autre vision lui vint, une vision de la planète disparue, la Terre perdue.
L’image romantique de la vieille Terre, la planète bleue et brillante, le berceau anéanti de l’humanité, emplit de nouveau son âme. Il la vit telle qu’il se plaisait à l’imaginer, une planète où régnaient la paix et l’harmonie, peuplée d’une multitude d’êtres remplis d’amour, un havre de sérénité, une entité parfaite. Avait-elle jamais été un lieu aussi idyllique ? Probablement pas. Assurément pas. La Terre avait été un lieu comme les autres, un mélange de bien et de mal, avec ses défauts et ses tares. Quoi qu’il en fût, cette planète avait disparu de l’univers, anéantie par un destin cruel.
Et nous, nous sommes là. C’est là que nous gisons. Puissions-nous reposer en paix.
Lawler scruta le ciel nocturne en imaginant que son regard était pointé vers l’endroit où s’était trouvée la Terre. Mais il savait que pour les survivants disséminés dans toute la galaxie, il n’y avait plus aucun espoir de regagner la planète ancestrale. Ils devaient aller de l’avant, se trouver un nouveau foyer dans l’univers immense où ils avaient été contraints de s’exiler. Ils devaient se transformer.
Ils devaient se transformer.
Ils devaient se transformer.
Lawler se redressa d’un bond, comme s’il avait été frappé par une décharge fulgurante. Tout était devenu soudain si merveilleusement clair. Tous les gens qu’il avait connus et qui se contentaient de vivre au jour le jour, comme si la Terre n’avait jamais existé, tous ces gens étaient dans le vrai. Et lui, avec ses rêves impossibles d’un passé lointain et révolu, lui, il s’était trompé. La Terre ne serait jamais plus. Pour les terriens, il n’y avait plus qu’Hydros, jusqu’à la fin des temps. C’était folie de se tenir à l’écart, de s’accrocher désespérément à son identité ancestrale quand on n’était plus entouré que des créatures indigènes de sa planète d’adoption. Quelle que soit la planète sur laquelle nous avons échoué, se dit Lawler, il nous incombe de nous fondre en elle sans retenue. Sinon, nous serons toujours des étrangers, solitaires, isolés.
J’en suis l’exemple parfait. Et me voilà, plus seul que je ne l’ai jamais été.
Hydros lui avait proposé de le prendre dans son sein, mais il avait obstinément refusé et maintenant il était trop tard.
Il ferma les yeux et revit encore une fois la Terre resplendissant au firmament. Vision de la Terre disparue, conservée si longtemps au plus profond de son esprit et dont l’éclat était plus vif que jamais. La Terre bleue, étrange et mystérieuse planète, dont les vastes continents vert-doré brillaient à la lumière d’un soleil qu’il n’avait jamais vu. Tandis qu’il regardait, les flots bleus des grands océans se mirent à bouillonner. De la vapeur commença à s’en élever. Des flammes dévoraient les terres. Les immensités vert-doré brûlaient et noircissaient. De profondes crevasses plus sombres que la nuit s’étiraient en zigzaguant sur leur vaste surface.
Et après les flammes : la glace, la mort. Les ténèbres.
Une pluie de petits objets morts qui traversaient l’espace. Une pièce de monnaie, une statuette, un tesson de poterie, une carte, une arme rouillée, un morceau de pierre. Qui dégringolaient en tournoyant, tombaient en chute libre à travers les immensités vides de la galaxie. Il les suivit du regard pendant leur chute interminable.
Il ne reste plus rien, se dit-il. Plus rien. Oublie tout cela. Commence une nouvelle vie.
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