En d’autres termes, si l’on considère deux chemins, l’un court et l’autre long, et qui sont tous les deux fréquentés chacun au départ par le même nombre de fourmis, la même quantité de phéromones sera répartie sur une moindre longueur sur le chemin court et l’attraction sera plus forte. La densité de phéromones sera évidemment moindre sur le chemin long et l’attraction moins grande. À l’embranchement des deux chemins, les fourmis, qui n’ont pas besoin de voir plus loin que le bout de leur nez, seront plus attirées par le chemin court, plus puissamment odorant dès ses premiers centimètres, que par le chemin long. Au bout d’un certain temps, pas très long, le chemin le plus court deviendra de la sorte irrésistiblement attirant pour toutes les fourmis. Et chaque passage renforcera encore cette attraction.
La définition du chemin le plus économique est un phénomène émergent résultant d’un processus d’auto-organisation qui n’implique aucune carte, aucune intelligence supérieure et aucune télépathie, mais seulement la production de phéromones et que les fourmis soient attirées par elles en proportion de leur concentration. D’une certaine manière, les fourmis ne manifestent pas plus d’intelligence qu’une goutte d’eau lorsqu’elles choisissent la ligne de plus grande pente. Mais, la définition de la meilleure trajectoire est ici progressivement affinée par une collectivité et se trouve hors de portée de tout individu isolé.
On peut supposer – mais je n’en risquerai pas ici la démonstration – que l’ingéniosité apparente déployée dans la construction de termitières géantes est le produit de tels phénomènes d’auto-organisation, au même titre que la croissance de tout être vivant dont le « plan » n’est pas inscrit en totalité dans les gènes. Il suffit qu’un certain nombre de règles, relativement simples, soient inscrites dans chaque élément constitutif pour que la combinaison de ces éléments produise dans un environnement donné un résultat apparemment inédit et rigoureusement imprévisible à partir des prémisses. On comprend que ces phénomènes retiennent l’attention de certains chercheurs de l’intelligence artificielle.
Cela dit, le bon déroulement du « plan » suppose une grande sensibilité à ces règles, ou programmes, d’origine. En d’autres termes, si simples qu’elles paraissent, il suffirait qu’elles soient assez peu différentes pour que rien ne marche. Tout se passe comme si, au travers de l’évolution, ces règles avaient été affinées pour obtenir des effets de plus en plus complexes et surtout de plus en plus efficients. Les très nombreuses espèces d’insectes sociaux sont très stables dans le temps parce qu’elles ont « trouvé » en ce qui les concerne les « bonnes » règles, ou plutôt, en termes moins anthropomorphiques et intentionnels, parce qu’elles ont à peu près atteint leur programme optimal et qu’elles ne peuvent plus s’en écarter. Mais ces règles demeurent néanmoins assez souples, ou plutôt assez riches, pour permettre à ces espèces de survivre dans des environnements assez variés, sans quoi elles auraient disparu.
Du point de vue de la termitière, les êtres humains dépendent de beaucoup trop de règles, au demeurant souvent contradictoires, pour être réellement efficaces. Ils passent une grande partie de leur temps à explorer les chemins les plus bizarres et les plus longs, et ils semblent même avoir une certaine prédilection pour eux. Mais s’ils sont plutôt inefficaces dans chaque environnement donné, ils sont assez efficaces lorsqu’il s’agit de survivre dans une très large gamme d’environnements. C’est leur façon collective de s’adapter. Ils parviennent même à pénétrer dans des environnements qui leur semblaient au départ radicalement hostiles, voire interdits, comme le fond des mers et l’espace interplanétaire. Les produits émergents de la socialité humaine sont par exemple l’art et les mathématiques. Sans oublier le jeu d’échecs.
C’est toute la philosophie du Peuple de Hresh, fondée sur une incoercible curiosité. On peut donc douter que la ruche soit l’avenir de l’homme. Les programmes de l’humanité vont à l’encontre de ce destin, à moins qu’elle ne décide de les manipuler dans ce sens, ce qui serait vraiment très difficile.
Quant à savoir, sur le très long terme, quelle conduite est la plus sûre, eh bien, rira bien qui rira le dernier.
Gérard KLEIN
Techniquement, ce ne sont pas des taupes, mais le spécialiste me pardonnera cette simplification.
Fabre avait déjà proposé cette signalisation par les odeurs dans sa description des fourmis rousses, à la suite d’une expérience ingénieuse. Mais il ne pouvait pas dépasser le stade de la conjecture.