— Madame, marmonna-t-il d’une voix pâteuse. Madame… Madame… Pardonnez-moi, madame…
Thu-kimnibol s’élança vers lui, mais Taniane lui fit signe de s’écarter. Elle considérait Husathirn Mueri comme si c’était un spectre.
— Je suis responsable de la mort de Kundalimon, articula-t-il d’une voix sourde et angoissée. Également de celle de Curabayn Bangkea et de tous les malheurs qui ont suivi.
Avec un sanglot de désespoir, il se jeta sur elle comme pour la prendre dans ses bras. Taniane lança sans hésiter le bras en avant, vers la cage thoracique de Husathirn Mueri. Il se raidit et ouvrit la bouche. Tenant sa poitrine à deux mains, il recula de deux pas en vacillant. Pendant un instant, il demeura absolument immobile, puis il se dressa sur la pointe des pieds. Un filet de sang coulait de sa bouche. Il fit encore un pas dans la direction de Nialli Apuilana. Puis il tomba de tout son long, à côté de Chevkija Aim. Un dernier frémissement parcourut son corps et il demeura inerte.
— Gardes ! rugit Thu-kimnibol. Gardes !
Saisissant Nialli Apuilana d’une main et Taniane de l’autre, il les entraîna avec lui en se retournant pour voir ce qui se passait au pied de la tribune. Il y avait de l’agitation dans la foule et les gardes se disposaient à rétablir le calme. À l’arrière-plan, les guerriers de l’armée de Thu-kimnibol, ayant suivi la bataille de la tribune, avaient quitté leurs voitures et accouraient en masse. Au centre du foyer d’agitation, Thu-kimnibol distingua la silhouette d’un garçon d’une dizaine ou d’une douzaine d’années qui tenait les bras levés au milieu de la foule et proférait des imprécations d’une voix vibrante de fureur et coupante comme un poignard.
— Regarde ! s’écria Nialli Apuilana. Il porte le gardien du Nid de Kundalimon ! Et son bracelet du Nid aussi !
Elle avait les yeux aussi ardents que ceux du garçon.
— Par tous les dieux, je vais m’occuper de lui. Laisse-le-moi !
Le Barak Dayir apparut comme par enchantement dans sa main. Elle l’entoura prestement de son organe sensoriel. Thu-kimnibol regarda avec stupéfaction l’étrange transformation que la Pierre des Miracles provoquait dans son apparence. Elle sembla grandir à vue d’œil, devenir gigantesque et menaçante.
— Je vois la Reine en toi ! s’écria Nialli Apuilana d’une voix terrifiante en braquant sur le garçon un regard étincelant de fureur. Mais je La repousse. Je La chasse ! Dehors ! Tout de suite. Dehors !
Tout demeura silencieux l’espace d’un instant. Le temps lui-même sembla s’arrêter, se figer, suspendre son vol.
Puis le garçon vacilla comme s’il venait d’être frappé d’un coup mortel. Il se tortilla en émettant un son âpre et rugueux, un son qui s’apparentait au langage des hjjk. Son visage devint gris, puis noir. Il s’affaissa et son corps disparut au milieu de la foule.
Nialli Apuilana rangea calmement le Barak Dayir dans sa bourse de velours.
— Tout va bien maintenant, dit-elle en reprenant la main de Thu-kimnibol.
Quelques heures plus tard, une fois le calme rétabli, ils se retrouvèrent dans la grande salle du Praesidium.
— Ce sera donc la paix, d’une certaine manière, dit Taniane. De la folie de la guerre est venue une sorte de victoire. Ou au moins une trêve. Mais qu’avons-nous accompli ? À n’importe quel moment, dès qu’il en prendra la fantaisie à la Reine, tout peut recommencer.
— Je ne pense pas, ma sœur, dit Thu-kimnibol en secouant la tête. La Reine nous connaît mieux maintenant et Elle sait ce dont nous sommes capables. Dorénavant, la planète sera divisée et les hjjk nous laisseront tranquilles, je te le promets. Ils resteront dans leur territoire actuel et nous dans le nôtre. Il ne sera plus question que des penseurs du Nid viennent s’installer dans nos cités.
— Et que se passera-t-il pour les territoires qui n’appartiennent ni aux uns ni aux autres ? C’est cela qui ennuyait tant Hresh, de savoir que les hjjk voulaient nous interdire l’accès au reste de la planète.
— Le reste de la planète restera ouvert à tous, mère, dit Nialli Apuilana. Nous pourrons l’explorer si nous le désirons, quand nous serons prêts. Et qui sait ce que nous pourrions y découvrir ? Il existe peut-être de grandes cités du Peuple sur les autres continents. Ou bien les humains eux-mêmes sont peut-être revenus de l’endroit où ils sont partis quand la Grande Planète a été détruite et peut-être y vivent-ils. Qui peut le savoir ? Mais nous le découvrirons. Nous irons partout où nous voudrons et nous découvrirons tout ce qu’il y a à découvrir. C’est exactement ce que mon père espérait. La Reine a compris qu’il n’était plus question de nous parquer dans notre petite frange littorale. Si quelqu’un doit être parqué quelque part, ce sont les hjjk, dans les plaines sinistres et désolées où ils ont toujours vécu.
— C’est donc une victoire, dit Taniane d’une voix qui ne débordait pas de joie. D’une certaine manière.
— C’est une victoire, ma sœur, dit gravement Thu-kimnibol. Ne t’y trompe pas. Nous sommes en paix : qu’est-ce d’autre qu’une victoire ?
— Oui, peut-être, dit Taniane après un silence. Et Hresh ? Thu-kimnibol m’a dit que tu étais auprès de lui quand il a rendu l’âme. Comment se sont passés ses derniers moments ?
— Il était en paix, dit simplement Nialli Apuilana.
— Je te demanderai plus tard de m’en dire un peu plus long. Pour l’instant, nous avons d’autres sujets à aborder.
Elle se tourna pour prendre le masque sombre et luisant de Koshmar qu’elle avait posé sur la table à son entrée dans le Praesidium. Elle le leva devant elle. La sculpture en était vigoureuse : un visage puissant, indomptable, aux lèvres charnues, à la mâchoire volontaire et aux pommettes très saillantes.
— C’était Koshmar, la plus grande femme de notre tribu, dit-elle en s’adressant à Nialli Apuilana. Sans sa clairvoyance et sa force, aucun de nous ne serait ici aujourd’hui. Sans elle, nous ne serions rien. Prends son masque, Nialli.
— Que dois-je en faire, mère ?
— Mets-le sur ton visage.
— Comment ?
— C’est le masque du chef.
— Je ne comprends pas.
— C’est aujourd’hui le dernier jour de mes quarante années de pouvoir. On me fait savoir depuis déjà un certain temps que le moment est venu pour moi de passer la main et c’est la vérité. Je me démets aujourd’hui de mes fonctions. Prends ce masque, Nialli.
La stupéfaction et l’incertitude se lisaient dans le regard de Nialli Apuilana.
— Ce n’est pas possible, mère. Mon père m’a déjà nommée chroniqueur. Et je serai le chroniqueur, pas le chef.
C’était maintenant au tour de Taniane d’être stupéfaite.
— Chroniqueur ?
— C’est ce qu’il m’a dit, sur son lit de mort. Il y tenait tout particulièrement. Il m’a remis la Pierre des Miracles et je sais comment l’utiliser.
Taniane garda le silence pendant un long moment, comme si elle s’était retirée dans un univers lointain.
— Si tu dois être le chroniqueur et non le chef, dit-elle enfin d’une voix très calme, c’en est fini de notre ancienne coutume. J’avais le sentiment que tu étais prête, que le moment était venu pour toi de me succéder. Mais tu ne veux pas et il n’y a personne d’autre à qui je puisse remettre ce masque. Très bien. Le Peuple n’aura plus de chef.
Et elle tourna la tête.
— N’est-il pas possible, Nialli, que tu deviennes à la fois chroniqueur et chef ? demanda Thu-kimnibol.
— À la fois ?
— Pourquoi les deux titres ne pourraient-ils être unifiés ? Tu aurais à la fois le masque et le Barak Dayir. Le masque qui fait de toi le chef, la Pierre des Miracles qui fait de toi le chroniqueur. Tu détiendrais les deux et tu occuperais les deux fonctions.
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