— Elle est la lumière et la voie ! s’écria Tikharein Tourb en émettant de petits claquements hjjk.
Tout le monde reprit ses paroles en chœur avec force claquements.
— Elle est l’essence et la substance.
— Elle est l’essence et la substance.
— Elle est le commencement et la fin.
— Elle est le commencement et la fin.
Chhia Kreun tendit une brassée de branchages que l’enfant-prêtre brandit au-dessus de sa tête.
— C’est le jour, mes fidèles amis, où la volonté de la Reine se fera connaître. C’est le jour où Son amour deviendra manifeste pour nous tous. C’est le jour où le dragon dévorera les étoiles ténébreuses et où la lumière renaîtra. Et Elle viendra parmi nous. Elle est notre consolation et notre joie.
— Elle est notre consolation et notre joie.
— Elle est la lumière et la voie…
Husathirn Mueri répondait avec le chœur des fidèles, reprenant consciencieusement les phrases du célébrant. Mais, ce jour-là, les paroles lui semblaient n’être que des formules vides. Peut-être n’avaient-elles jamais été autre chose. Quant à sa soi-disant conversion… Il n’avait jamais vraiment bien compris. Il avait dû se mentir en pensant qu’il éprouvait quelque chose de plus grand que lui, quelque chose dans quoi il pouvait se perdre. C’est ce qui avait dû se passer. En tout cas, son esprit et son Âme étaient loin de la chapelle. Il était incapable de penser autre chose qu’à Thu-kimnibol, auréolé de gloire, traversant fièrement les régions agricoles au nord de la cité et qui revenait victorieux de la guerre.
Victorieux ? Quelle sorte de victoire avait-il remportée ? Avait-il écrasé les hjjk ? Tué la Reine ? Cela semblait absolument impossible. Et pourtant des rumeurs l’avaient précédé : la guerre était finie, la paix avait été conclue. Grâce aux efforts héroïques de Thu-kimnibol et de Nialli Apuilana…
Mais ce qui ulcérait Husathirn Mueri, c’était de savoir que, par un étrange caprice du destin, l’inaccessible Nialli Apuilana avait uni sa destinée à celle du demi-frère de son propre père, à l’homme qu’il exécrait le plus au monde. Il étouffait de rage à la seule pensée de cette union. En imaginant le corps souple à la soyeuse fourrure écrasé par la pesante carcasse de ce rustre. Ses mains sur les cuisses fuselées, sur la douce poitrine. Leurs organes sensoriels se touchant pour établir la plus intime des…
Non ! Assez !
Il s’interdit de penser à eux. Il ne servait à rien de se torturer et de toucher le fond du désespoir. Il luttait pour retrouver son équilibre, mais, malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à se calmer. Son esprit était en ébullition. Il était déjà assez désolant qu’elle se fût donnée à l’émissaire des hjjk, mais passer de Kundalimon à Thu-kimnibol… Non ! C’était impensable. C’était monstrueux. Ce gros vimbor. Et, par-dessus le marché, c’était son oncle !
Husathirn Mueri ferma les yeux et s’efforça de penser à la Reine, la douce et bienveillante Reine, pour chasser de son esprit ces images de Nialli Apuilana et Thu-kimnibol. Mais il était absolument incapable de prêter attention à ce que disait l’enfant-prêtre. Des mots creux, des formules vides de sens, un délite cabalistique.
Peut-être n’ai-je jamais cru un seul mot de tout cela, se dit-il. L’amour de la Reine ? Que peut bien signifier une telle bêtise ?
Et si je n’avais été mû, en venant ici, que par une sorte de sentiment de culpabilité ? Peut-être pour expier ce que j’ai fait à Kundalimon.
Cette pensée lui donna un choc. Était-ce possible ? Il se mit à trembler.
À ce moment-là, Chevkija Aim se pencha vers lui.
— Tikharein Tourb vous demande de rester après l’office, murmura-t-il.
Husathirn Mueri cligna des yeux et releva brusquement la tête.
— Pour quoi faire ?
— Il ne m’a rien dit, répondit le capitaine de la garde avec un haussement d’épaules. Mais nous n’allons pas participer au couplage à la fin de l’office. Nous devons l’attendre.
— Elle est l’essence et la substance, dit Tikharein Tourb.
— Elle est l’essence et la substance, répondit l’assemblée.
Husathirn Mueri se força à beugler comme tout le monde.
Il se sentait un peu plus calme. En le prenant par surprise, Chevkija Aim avait réussi à le tirer de ses fiévreuses ruminations. Mais il commença à se trémousser sur son siège en attendant la fin des litanies. Il ne lui restait plus beaucoup de temps avant la cérémonie d’accueil. Le Praesidium au grand complet devait saluer les héros à leur retour de la guerre. Cette perspective lui répugnait, mais il n’osait pas s’en dispenser, de crainte de paraître trop aigri aux yeux de tous et de s’attirer des ennuis. Mais si Tikharein Tourb ne se dépêchait pas…
L’office s’acheva enfin, avec l’habituel couplage collectif. Quand l’intensité de la communion fut retombée, les fidèles sortirent un par un en silence.
Husathirn Mueri et Chevkija Aim se levèrent et s’avancèrent vers l’autel où Tikharein Tourb les attendait.
Le regard du garçon semblait encore plus fiévreux qu’à l’ordinaire et sa fourrure était agitée de frémissements.
— Ce sera exactement comme je l’ai dit pendant l’office, dit-il à Husathirn Mueri. C’est le jour où les sceaux seront brisés. C’est le jour de la Reine. Et vous serez tous deux Ses instruments.
— Je ne comprends pas, dit Husathirn Mueri, le front plissé par la perplexité.
— Le prince Thu-kimnibol a déshonoré la Reine. Il était déjà condamné pour l’assassinat de Kundalimon, mais il a également profané le lieu sacré qu’est le Nid des Nids et tenté d’imposer sa volonté à la Reine. Pour ces sacrilèges et ses nombreux autres crimes, la Reine a prononcé contre lui une sentence de mort que vous exécuterez aujourd’hui même, Husathirn Mueri.
Il en eut le souffle coupé, comme s’il avait reçu un coup de poing dans l’estomac.
— Vous le frapperez au cœur quand il s’avancera pour être acclamé par la foule. Et vous, Chevkija Aim, vous frapperez Taniane au même moment.
Il était impossible de croire que ce petit démon n’était pas âgé de plus de douze ans.
— Sur la tribune d’honneur ? demanda Husathirn Mueri, encore hébété.
— Oui, au vu et au su de tous. Ce sera le signal. Le peuple se soulèvera et massacrera tous les autres dirigeants avant qu’ils aient le temps de se rendre compte de ce qui leur arrive. Il faut en finir avec toute cette caste, ces oppresseurs, tous les ennemis de la Reine… Staip, Chomrik Hamadel, Puit Kjai, Nialli Apuilana, tous ! En finir d’un seul coup. Vous serez le seul membre du Praesidium à survivre, Husathirn Mueri.
Tikharein Tourb eut un sourire féroce.
— Dans le nouvel ordre social, vous deviendrez le roi du Nid pour cette cité. Chevkija Aim sera le gardien du Nid.
— Le roi du Nid ? répéta Husathirn Mueri d’une voix sans timbre. Je vais devenir le roi du Nid ?
— C’est le nom que nous donnerons au nouveau chef temporel. Le gardien du Nid sera son chef d’état-major. Et moi, poursuivit Tikharein Tourb, je serai votre penseur du Nid, la voix de la Reine dans la cité nommée Dawinno.
Et il éclata de rire.
— Dans le nouvel ordre social, ajouta-t-il. Que vous allez tous deux contribuer à établir aujourd’hui même.
— Allez-y, dit Husathirn Mueri quand ils quittèrent la chapelle. Il faut d’abord que j’aille passer ma tenue de cérémonie.
— Je vous retrouverai sur la tribune d’honneur, dit le capitaine de la garde en inclinant la tête.
— Oui.
Husathirn Mueri tendit le bras et saisit Chevkija Aim par le poignet.
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