Ray avait beau souvent se méfier de la progression à tâtons de Blind Lake dans l’inconnu, l’idée lui semblait absurde. Comment les aborigènes d’UMa47/E pourraient-ils savoir qu’on les observait ?… Et même s’ils le savaient, les images traitées sur Terre avaient voyagé, encore qu’on ne savait pas trop comment, à la traditionnelle vitesse de la lumière. Pour réagir de manière hostile, il leur faudrait à la fois une perception invraisemblable et une patience ridicule dans leur volonté de revanche. Ray avait bien dû admettre, toutefois, qu’on ne pouvait tout à fait exclure un danger relatif à la stéganographie, au moins en théorie. Aussi une suite de plans de secours avait-elle été ajoutée au réseau de plans de sécurité déjà immense entourant Blind Lake. Même si Ray considérait cela comme le plus gros canular astronomique depuis la théorie de Girolamo Fracastoro, selon laquelle la syphilis provenait de la conjonction de Saturne, de Jupiter et de Mars.
Ces décrets idiots avaient-ils vraiment été appliqués ? « Sauf qu’il n’y a pas eu provocation, dit-il à Weingart. Nous n’avons rien téléchargé de suspect.
— Pas encore, du moins, dit Weingart.
— Vous en savez plus que moi, là-dessus ?
— Pas vraiment. Mais disons que s’il y avait un problème à Crossbank…
— Allons. Crossbank observe les océans et les bactéries.
— Je sais, mais si…
— Et nous visualisons des cibles complètement différentes, en plus. Leur travail n’est pas un miroir du nôtre.
— Non, mais si d’une manière ou d’une autre, il y avait un problème avec le procédé…
— Quelque chose d’endémique à l’Œil, vous voulez dire ?
— S’il y a un problème quelconque avec les O/BEC à Crossbank, le ministère de l’Énergie ou les militaires ont pu décider de nous mettre en quarantaine par mesure de précaution.
— Ils auraient pu au moins nous prévenir.
— Blocage bidirectionnel de l’information. Rien n’entre ni ne sort. Il faut croire qu’ils ne voulaient même pas laisser passer une onde porteuse.
— Ça n’empêche pas de prévenir.
— Sauf quand on n’a pas le temps.
— Ce sont des spéculations ridicules, que ni vous ni Shulgin n’avez propagées, j’espère. Les rumeurs peuvent provoquer la panique. »
Weingart eut l’air de vouloir dire quelque chose, mais se ravisa.
« De toute manière, dit Ray, cela échappe à notre contrôle. La question la plus pressante est de savoir ce que nous pouvons faire pour nous-mêmes jusqu’à ce que quelqu’un rouvre la barrière. »
Weingart hocha la tête et entreprit de lire sa liste. « Vivres. Les canalisations nous alimentent toujours en eau potable, personne n’a fermé le robinet, mais sans intervention, on se retrouvera à court de nourriture avant la fin de la semaine et avec une famine fin novembre. J’imagine qu’on sera ravitaillés, mais il faudrait peut-être penser à mettre notre surplus en lieu sûr, voire sous bonne garde en attendant.
— Je ne peux imaginer que ce… blocus… dure jusqu’à Thanksgiving.
— Eh bien, vu qu’on envisageait des hypothèses…
— D’accord, d’accord. Quoi d’autre ?
— Idem avec les fournitures médicales, et la clinique du campus n’a pas été conçue pour affronter maladies ou blessures graves, encore moins une épidémie. En cas d’incendie, il faudra expédier les brûlés dans un grand hôpital ou subir d’inutiles pertes humaines. On n’y peut pas grand-chose, là non plus, à part demander au personnel médical de préparer des plans de secours. En plus, si la quarantaine se prolonge, les gens vont avoir besoin qu’on les aide à gérer leurs problèmes émotionnels. Nous avons déjà quelques personnes avec des affaires familiales urgentes à régler à l’extérieur.
— Elles survivront.
— Le logement. On a deux cents journaliers qui dorment dans le gymnase, sans compter les journalistes en visite, une poignée de sous-mutants et tous ceux qui se trouvaient là juste pour la journée. À long terme, s’il s’agit d’une quarantaine de longue durée, il vaudrait peut-être mieux envisager de les loger chez l’habitant. Certaines des personnes qui résident sur le campus ont des chambres d’amis ou autre, on ne devrait pas avoir de mal à trouver des volontaires. Avec un peu de chance, on peut arriver à tous les faire dormir dans un lit, du moins dans un canapé-lit. À les faire partager des salles de bains au-lieu de se battre pour les douches du centre communautaire ou dans la queue pour les toilettes.
— Étudiez cette solution », ordonna Ray, qui ajouta après un instant de réflexion : « Dressez une liste de volontaires, mais apportez-la moi avant de leur en parler. Et il faudra établir un inventaire des journaliers et des invités pour aller avec. »
Ils abordèrent d’autres points – de menus détails faciles à déléguer, pour la plupart, tous fondés sur une hypothèse que Ray n’arrivait pas à prendre au sérieux : celle d’un blocus prolongé. Un mois comme ça ? Trois mois ? Inimaginable. Une seule chose tempérait sa certitude : le fait indéniable que le blocus avait déjà trop duré.
Sue Sampel frappa discrètement à la porte pendant la récapitulation finale de Weingart. « Nous n’avons pas terminé », cria Ray.
Elle passa la tête dans l’entrebâillement de la porte. « Je sais, mais…
— Si Shulgin est là, il peut attendre un peu.
— Il n’est pas là, mais il a appelé pour annuler. Il est parti au portail sud.
— Au portail sud ? Qu’est-ce qu’il y a de si important là-bas, bordel ? »
Elle eut un sourire exaspérant. « Il a dit que vous comprendriez en regardant par la fenêtre. »
L’énorme dix-huit roues – d’un noir de poudre et lourdement blindé – avançait au ralenti comme un immense cloporte sur la route menant à Blind Lake, craintif malgré ses multiples couches de protection. À l’endroit où aurait dû se trouver le conducteur, on ne voyait qu’un cône épointé équipé de capteurs. Le camion lisait la route et estimait sa position à l’aide de transpondeurs embarqués et de coordonnées GPS. Il n’y avait pas de conducteur humain. Le camion se conduisait lui-même.
Le temps qu’Élaine et Chris atteignent le portail sud, la route était déjà bondée de journaliers, d’employés de bureau et d’un groupe de collégiens. Deux fourgonnettes de la Sécurité civile s’arrêtèrent et dégorgèrent une douzaine d’hommes en uniforme gris qui entreprirent de faire reculer la foule à ce qui leur paraissait une distance de sécurité.
La clôture entourant le périmètre intérieur de Blind Lake était un « dispositif de confinement » dernier cri, d’après ce qu’Élaine avait expliqué à Chris. Poteaux d’alliage renforcé profondément enfoncés dans le sol, chaînes et maillons en composite carbone plus résistant que l’acier, leurs surfaces exposées plus glissantes que du Téflon et bourrées de capteurs, le tout surmonté d’une double épaisseur de barbelés tranchants inclinés à quatre-vingt-dix degrés. L’ensemble pouvant être électrifié à une tension fatale.
Le portail barrant la route pouvait s’ouvrir sur un signal émis par le poste de garde ou par un transpondeur crypté. Le poste de garde consistait quant à lui en un blockhaus en béton avec des meurtrières, solide comme le substrat rocheux mais à ce moment-là vide : on avait retiré la garde à la mise en place du blocus.
Chris se faufila au premier rang de la foule, les mains d’Élaine sur les épaules. Ils finirent par arriver contre les barrières qu’imposaient les types de la sécurité. Élaine montra une voiture qui venait de s’arrêter : « Ce ne serait pas Ari Weingart ? Et je crois que c’est Raymond Scutter, avec lui. »
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