À moins, songea Marguerite, que je me fasse des illusions. À moins que les problèmes de Tessa soient plus graves qu’un simple trouble bénin de la personnalité, à moins que tout ce cirque à Crossbank soit sur le point de se reproduire… Elle ferait n’importe quoi pour aider Tess à franchir ce cap difficile, si seulement elle savait comment l’aider, mais l’indifférence réfractaire de Tess s’avérait presque impossible à briser… surtout en présence d’interférences générées par Ray avec ses manipulations psychologiques et ses tentatives de se positionner en vue d’une hypothétique bataille juridique sur la garde de Tess.
Ray, qui voyait en chaque conflit une guerre et n’arrivait pas à échapper à sa crainte de perdre.
Marguerite sortit dans l’air automnal. L’après-midi avait gagné de manière spectaculaire en fraîcheur, et les nuages au-dessus de sa tête s’étaient rapprochés, ou du moins la longue lumière du soleil en donnait-elle l’impression. La brise, glaciale, était malgré tout la bienvenue après la chaleur oppressante de la salle de classe.
Au moment où elle se glissait dans sa voiture, elle entendit le hurlement des sirènes. Elle s’approcha avec précaution de la sortie et s’y arrêta le temps de laisser passer un véhicule de la sécurité de Blind Lake. Il semblait foncer vers le portail sud.
Sue Sampel, l’assistante personnelle de Ray Scutter, tapa à sa porte pour lui rappeler qu’il avait rendez-vous avec Ari Weingart dans vingt minutes. Ray leva les yeux d’une pile de papiers imprimés. « Merci, je sais, répliqua-t-il en pinçant les lèvres.
— Et avec le type de la Sécurité civile à 16 heures.
— Je sais lire mon planning, merci.
— D’accord », dit Sue. Va te faire foutre aussi. Ray n’était pas de bonne humeur, ce mercredi-là, même si elle ne l’avait jamais vu d’humeur agréable et légère. Elle le supposa irrité par le blocus, comme tout le monde. Elle comprenait le besoin de sécurité, elle acceptait même l’idée qu’il puisse s’avérer nécessaire (encore que Dieu seul savait pourquoi) d’empêcher jusqu’aux communications téléphoniques avec l’extérieur du périmètre. Mais si cela durait encore un peu, les gens allaient vraiment commencer à en avoir plein le dos. Beaucoup avaient déjà commencé. Les journaliers, bien entendu, qui avaient une vie (conjoints, enfants) hors du campus de Blind Lake. Mais aussi les résidents permanents. Sue elle-même, par exemple. Elle vivait à Blind Lake, mais sortait avec des étrangers au campus et tenait beaucoup à recevoir ce capital deuxième coup de fil de l’homme qu’elle venait de rencontrer dans un groupe de célibataires laïques de Constance, un vétérinaire de son âge, quarante à cinquante ans, à la calvitie naissante et au regard doux. Elle l’imaginait le téléphone à la main regarder d’un air triste tous les messages PAS DE SIGNAL ou SERVEUR INDISPONIBLE et finir par renoncer à elle. Encore une occasion perdue. Au moins, cette fois, elle n’aurait rien à se reprocher.
Ari Weingart entra dans le bureau pile à l’heure du rendez-vous. Ce bon vieil Ari : poli, drôle, et même ponctuel. Un saint.
« Le patron est là ? demanda Ari.
— Par bonheur ou par malheur. Je vais l’informer de votre arrivée. »
Ray Scutter se laissait souvent distraire par la vue qu’il avait de sa fenêtre, au sud du cinquième étage de Hubble Plaza. En général, le flot de circulation entrant ou sortant de Blind Lake ne cessait jamais. Ces derniers temps, il n’y en avait eu aucun, et le blocus avait donné à sa fenêtre un air statique, rendu le paysage derrière la clôture aussi vierge que du papier d’emballage, sans autre mouvement que celui des ombres des nuages et une volée d’oiseaux de temps à autre. Si on regardait ce paysage assez longtemps, il commençait à sembler aussi inhumain que celui d’UMa47/E. Rien qu’une autre image importée. Tout était surface, n’est-ce pas ? À deux dimensions.
Le blocus avait généré un certain nombre de problèmes irritants, le pire étant que lui, Ray, semblait devenu l’autorité civile la plus haute du campus.
Sa position dans la hiérarchie n’avait rien de mirobolant. Mais la conférence annuelle du National Science Institute sur l’astrobiologie et la science exoculturelle s’était tenue le week-end précédent à Cancun. Une énorme délégation d’universitaires et d’administrateurs de haut rang avait mis ses maillots de bain dans ses valises et quitté Blind Lake la veille du blocus. Enlevez ces noms-là de l’organigramme et il ne restait que Ray Scutter à flotter comme un ballon au-dessus des divers responsables de département.
Ce qui signifiait que les gens venaient le voir avec des problèmes qu’il n’avait pas le pouvoir de résoudre. Venaient lui réclamer ce qu’il ne pouvait leur donner, comme une explication cohérente pour le blocus ou une dérogation spéciale pour qu’il ne s’applique pas à eux. Il était obligé de leur répondre qu’il se trouvait lui aussi dans l’ignorance. Il pouvait juste continuer à appliquer les protocoles courants et attendre des instructions de l’extérieur. En d’autres termes, attendre la fin de tout ce bordel. Mais celui-ci durait déjà depuis bien trop longtemps.
Il se détourna de la fenêtre lorsque Ari frappa et entra.
Ray n’appréciait pas l’optimisme joyeux de Weingart. Il le soupçonnait de dissimuler un mépris secret, soupçonnait que sous cette façade de franche camaraderie Weingart se livrait au trafic d’influence avec autant d’enthousiasme que n’importe quel autre responsable de département. Mais au moins Weingart comprenait-il la position de Ray et semblait-il préférer affronter la situation plutôt que de se plaindre.
Si seulement il pouvait cesser de sourire. Son sourire se précipitait sur Ray comme la lumière d’une lampe à arc, avec ses dents si blanches et si régulières qu’elles semblaient des tuiles de mah-jong lumineuses. « Asseyez-vous », dit Ray.
Weingart tira une chaise et ouvrit son ordinateur de poche. Direct au boulot. Cela plut à ray.
« Vous vouliez connaître les problèmes que nous aurons à gérer si la quarantaine se poursuit encore longtemps, j’ai établi une petite liste.
— La quarantaine ? C’est le nom que lui donnent les gens ?
— Par opposition au blocus standard de six heures, ouais.
— Pourquoi nous aurait-on mis en quarantaine ? Personne n’est malade.
— Discutez-en avec Dimi. » Dimitry Shulgin, le directeur de la Sécurité civile, que Ray attendait à 16 heures. « Le blocus suit un obscur ensemble de règles du manuel militaire. D’après Dimi, c’est ce qu’ils appellent une “quarantaine sur les données”, mais personne n’avait jamais vraiment cru qu’il y en aurait une un jour.
— Il ne m’en a pas parlé, cette espèce de saloperie de palourde slave. À quoi une telle quarantaine est-elle censée servir, au juste ?
— Ces règles ont été établies à l’époque où Crossbank commençait tout juste à obtenir des images. Un de ces scénarios paranoïaques sortis des auditions au Congrès. Dans l’hypothèse ou soit Crossbank, soit Blind Lake téléchargerait quelque chose de dangereux, rien de physique, bien sûr, mais un virus ou un ver quelconque… vous avez entendu parler de stéganographie ?
— Des données chiffrées dissimulées dans des photographies ou des images. » Il ne rappela pas à Weingart que lui, Ray, avait témoigné à ces auditions. La guerre de l’information était alors un sujet brûlant. Le lobby luddite avait craint que Blind Lake puisse importer un pernicieux programme numérique réplicatif extraterrestre ou, nom d’un chien, un mème [4] Élément culturel (idée, attitude, style…) qui se transmet de personne à personne à l’instar d’un gène. ( N.d.T.)
mortel, qui se propagerait alors par les canaux de données terrestres en provoquant des ravages indéfinissables.
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