» N’est-il pas vraisemblable que le Dr Amadiro a profité des absences périodiques de Gladïa, quand elle se promenait avec Gremionis, pour se mettre en rapport et s’entretenir avec Jander, peut-être par vision holographique, pour étudier ses réactions, le soumettre à divers tests, et puis effacer toute trace de ces entretiens pour que Jander ne puisse jamais en parler à Gladïa ? Il est possible qu’il ait été bien près de découvrir ce qu’il voulait savoir ; avant que sa tentative échoue quand Jander a cessé de fonctionner. Il se serait alors intéressé à Daneel. Il pensait qu’il ne lui restait plus qu’à faire quelques tests et observations. Il aura donc tendu son piège hier soir, comme je l’ai exposé plus tôt dans mon… mon témoignage.
Le Président murmura :
— Maintenant, tout se tient. Je suis presque forcé de vous croire.
— Le point final, et je n’aurai vraiment plus rien à dire, reprit Baley. En examinant et en testant Jander, il est tout à fait possible que le Dr Amadiro ait accidentellement, et sans la moindre intention, immobilisé Jander et commis ainsi le roboticide.
Amadiro, fou de rage, hurla :
— Non ! Jamais ! Rien de ce que j’ai fait à ce robot n’a pu l’immobiliser !
Fastolfe intervint :
— Je suis d’accord, monsieur le Président. Moi non plus, je ne crois pas que le Dr Amadiro a bloqué Jander. Cependant, monsieur le Président, ce que vient de dire à l’instant le Dr Amadiro m’apparaît comme l’aveu implicite qu’il a bien travaillé avec Jander, et que l’analyse de monsieur Baley de la situation est essentiellement exacte.
Le Président hocha la tête.
— Je suis contraint d’en convenir, docteur Fastolfe… Docteur Amadiro, vous insistez pour nier tout cela en bloc, officiellement, et cela peut m’obliger à ordonner un complément d’enquête. Je pense, à ce stade, que cela risque fort probablement de se retourner contre vous. Je vous conseille de ne pas m’y forcer, de ne pas affaiblir encore votre position dans la Législature et, par la même occasion, d’affaiblir celle de la politique suivie par Aurora.
« A mon avis, avant cette regrettable affaire de l’immobilisation de Jander, le Dr Fastolfe bénéficiait d’une majorité dans la Législature – pas très grande, je veux bien – pour ce qui était de la question de la colonisation de la Galaxie. Vous auriez pu attirer suffisamment de législateurs dans votre camp, en poursuivant l’affaire de la prétendue responsabilité du Dr Fastolfe dans l’immobilisation de Jander et gagner ainsi la majorité. Mais maintenant le Dr Fastolfe, s’il le souhaite, peut inverser la situation en vous accusant, vous, de l’immobilisation et d’avoir, de plus, cherché à accumuler de fausses preuves, pour étayer vos accusations, et vous perdriez.
«Si je n’interviens pas, il est fort possible que vous, docteur Amadiro, et vous, docteur Fastolfe, animés par votre entêtement, ou même votre vindicte, rassembliez tous deux vos forces et vous accusiez mutuellement de toutes sortes de méfaits. Nos forces politiques, ainsi que notre opinion publique, seraient abominablement divisées, sans aucun espoir, au très grand dommage de notre planète.
» Je crois que dans ces conditions la victoire de Fastolfe, tout en étant inévitable, serait extrêmement coûteuse. Mon devoir de Président serait alors d’influencer d’abord le scrutin en sa faveur et ensuite de faire pression sur vous et votre faction, docteur Amadiro, pour accepter la victoire de Fastolfe d’aussi bonne grâce que possible, et de l’accepter sans plus tarder, pour le bien d’Aurora.
— Je ne cherche pas une victoire écrasante, monsieur le Président, dit Fastolfe. Je propose encore une fois un compromis, par lequel Aurora, les autres mondes spatiens et aussi la Terre seraient également libres de s’établir partout dans la Galaxie. En échange, je me ferais un plaisir de rejoindre l’Institut de Robotique, de mettre ma connaissance des robots humaniformes à sa disposition et ainsi de faciliter ses projets, à condition qu’il renonce officiellement à tout projet de représailles contre la Terre, à quelque moment que ce soit dans l’avenir. Je propose de rédiger cela sous forme de traité dont nous-mêmes et la Terre serions les signataires.
Le Président approuva.
— C’est une suggestion fort sage et digne d’un homme d’Etat. Puis-je avoir votre accord sur cela, docteur Amadiro ?
Amadiro se rassit. Il était l’image même de la défaite.
— Je n’ai recherché ni le pouvoir personnel ni la satisfaction de la victoire. Je ne voulais que le bien d’Aurora, ce que je sais être son bien, et je suis convaincu que ce projet du Dr Fastolfe signifiera la fin d’Aurora, un jour ou l’autre. Cependant, je reconnais qu’en ce moment je ne peux rien contre ce qu’a fait ce Terrien et je suis forcé d’accepter la suggestion du Dr Fastolfe… tout en demandant l’autorisation de m’adresser à la Législature à ce sujet, et d’exposer, pour la bonne forme, mes craintes quant aux conséquences.
— Nous le permettrons, naturellement, répondit le Président. Et si je puis vous donner un conseil, docteur Fastolfe, vous ferez en sorte que ce Terrien quitte notre planète le plus vite possible. Il vous a aidé à imposer votre point de vue, mais cette victoire ne sera pas très populaire si les Aurorains ont trop de temps pour y réfléchir et y voir une victoire des Terriens sur les Aurorains.
— Vous avez parfaitement raison, monsieur le Président, et monsieur Baley partira très vite, avec mes remerciements et, j’espère, les vôtres aussi.
— Ma foi, dit le Président sans trop de bonne grâce, puisque son ingéniosité nous a épargné un douloureux conflit politique, il a droit à mes remerciements… Je vous remercie, monsieur Baley.
Baley les regarda partir, de loin. Le Dr Amadiro et le Président étaient arrivés ensemble, mais ils s’en allèrent séparément.
Fastolfe revint, après les avoir accompagnés, et ne cacha pas son immense soulagement.
— Venez, Baley, dit-il, vous allez déjeuner avec moi et ensuite, dès que ce sera possible, vous repartirez pour la Terre.
Son personnel robotique était déjà visiblement prévenu et s’activait.
Baley hocha la tête et dit ironiquement :
— Le Président a réussi à me remercier, mais ça lui restait manifestement dans la gorge.
— Vous n’avez aucune idée de l’honneur qu’il vous a fait. Le Président remercie très rarement quelqu’un, mais aussi personne ne remercie jamais le Président. On laisse toujours à la postérité le soin de chanter ses louanges et celui-ci est en fonction, au service du pays, depuis plus de quarante ans. Il est devenu bougon et irritable, comme presque tous les Présidents dans les dernières décennies de leur mandat.
» Cependant, Mr Baley, une fois de plus je vous remercie moi-même et, par mon intermédiaire, Aurora vous remerciera. Vous vivrez assez longtemps, même avec votre courte vie, pour voir les Terriens conquérir l’espace et nous vous aiderons avec notre technologie.
» Comment vous avez réussi à résoudre notre problème en deux jours et demi – même moins –, je ne le comprendrai jamais, Baley. Vous avez véritablement du génie… Mais venez, vous voulez certainement vous laver et vous reposer un peu. Je sais que moi-même j’en ai besoin.
Pour la première fois depuis l’arrivée du Président, Baley eut le temps de penser à autre chose qu’à sa phrase suivante.
Il ne savait toujours pas quelle était l’idée qui lui était venue par trois fois, d’abord au moment de s’endormir, puis à l’instant de perdre connaissance et enfin dans l’apaisement post-coïtal.
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