— Je n’avais aucun moyen de le savoir, répondit Amadiro d’une voix étranglée.
— Ce n’est pas une réponse, riposta le Président. Vous jouez sur les mots, je vous demande un souvenir et vous me proposez un jugement. Avez-vous ou n’avez-vous pas fait la déclaration qui vous est attribuée ?
— Avant qu’il réponde, intervint Baley, plus sûr de lui maintenant que le Président était motivé par la morale bafouée, il est juste que je rappelle au Dr Amadiro que Giskard, un robot également présent pendant notre entrevue peut, si on le lui demande, répéter toute la conversation, mot pour mot, en employant la voix et les intonations de chaque interlocuteur. En un mot, la conversation a été enregistrée.
La colère d’Amadiro éclata.
— Monsieur le Président, ce robot, Giskard, a été conçu, construit et programmé par le Dr Fastolfe, qui s’annonce lui-même comme le meilleur roboticien de l’Univers et qui est aigrement opposé à moi. Pouvez-vous vous fier à un enregistrement offert par un tel robot ?
— Peut-être devriez-vous écouter l’enregistrement et en juger par vous-même, monsieur le Président ? hasarda Baley.
— Je le devrais sans doute. Je ne suis pas ici, Amadiro, pour me faire dicter mes jugements et décisions. Mais laissons cela de côté pour le moment. Sans tenir compte des enregistrements, Amadiro, souhaitez-vous déclarer officiellement que vous ne saviez pas que la Solarienne considérait son robot comme son mari et que vous n’avez jamais fait allusion à lui comme à un mari ? Et tâchez de ne pas oublier, comme vous devriez le savoir tous deux en votre qualité de législateurs, que bien qu’aucun robot ne soit présent, cette conversation tout entière est enregistrée par mon appareil personnel, dit le Président en tapotant sa poche. Alors répondez, Amadiro. Oui ou non ?
Amadiro répondit, avec quelque chose de désespéré dans l’expression :
— Monsieur le Président, très sincèrement, je suis incapable de me rappeler ce que j’ai dit au cours d’une conversation à bâtons rompus. Si j’ai prononcé ce mot, et je ne l’avoue pas, ce peut être à la suite d’un vague souvenir, d’une autre conversation à bâtons rompus avec une autre personne, qui aurait observé que Gladïa avait l’air si amoureuse de son robot qu’on l’eût pris pour son mari.
— Et avec qui avez-vous eu cette autre conversation à bâtons rompus ? Qui vous a dit cela ? demanda le Président.
— Là, sur le moment, je ne saurais le dire.
— Monsieur le Président, intervint de nouveau Baley, si le Dr Amadiro avait l’obligeance de nous faire une liste de toutes les personnes qui auraient pu employer ce mot, au cours d’une conversation avec lui, nous aurions la possibilité de les interroger à tour de rôle, pour voir si l’une d’elles se souvient d’avoir fait cette réflexion.
— J’espère, monsieur le Président, protesta Amadiro, que vous tiendrez compte de l’effet qu’un interrogatoire de ce genre ferait sur le moral de l’Institut.
— J’espère que vous en tiendrez compte aussi, Amadiro, et que vous allez nous donner une réponse plus satisfaisante, afin que nous ne soyons pas contraints à cette extrémité.
— Un instant, monsieur le Président, dit Baley aussi obséquieusement qu’il le put. Il reste encore une question.
— Encore ? Encore une ? (Le Président regarda Baley sans aucune aménité.) Laquelle ?
— Pourquoi le Dr Amadiro se débat-il tellement pour éviter de reconnaître qu’il était au courant des rapports de Jander et de Gladïa ? Il dit que c’est sans lien avec l’affaire. Dans ce cas, pourquoi ne pas reconnaître qu’il était au courant, et qu’il n’en soit plus question ? Moi, je dis qu’il y a un lien et que le Dr Amadiro sait que son aveu pourrait être utilisé pour démontrer une activité criminelle de sa part.
— Cette expression est intolérable, tonna Amadiro, et j’exige des excuses immédiates !
Fastolfe eut un mince sourire et Baley pinça fortement les lèvres. Il avait poussé Amadiro à bout.
Le Président rougit d’une manière presque alarmante et s’emporta :
— Vous exigez ! Vous exigez ? De qui exigez-vous ? Je suis le Président. J’écoute tous les points de vue avant de prendre une décision et de suggérer ce qui doit être fait à mon avis. Laissez-moi entendre ce que le Terrien a à dire sur son interprétation de vos actes. S’il vous diffame, il sera puni, soyez-en assuré, et vous pouvez être certain que je m’en tiendrai à la lettre de la Loi. Mais vous, Amadiro, vous n’avez rien à exiger de moi. Parlez, Terrien. Dites ce que vous avez à dire, mais faites très, très attention.
— Merci, monsieur le Président. En réalité, il n’y a qu’un Aurorain à qui Gladïa a révélé le secret de ses rapports avec Jander…
Le Président interrompit :
— Eh bien, qui est-ce ? Ne me jouez pas un de vos tours en hypervision !
— Je n’ai rien à déclarer que de très simple, monsieur le Président. Ce seul Aurorain est, bien entendu, Jander lui-même. C’était peut-être un robot, mais un habitant d’Aurora, et on pourrait le considérer comme un Aurorain. Gladïa a sûrement dû, dans sa passion, l’appeler « mon mari ». Comme le Dr Amadiro a admis qu’il avait pu entendre cela d’une personne qui lui aurait parlé des rapports conjugaux de Jander avec Gladïa, n’est-il pas logique de supposer qu’il a entendu cela de la bouche de Jander ? Le Dr Amadiro accepterait-il, tout de suite, d’affirmer pour la bonne forme qu’il n’a jamais parlé à Jander pendant la période où Jander faisait partie du personnel de Gladïa ?
Deux fois, Amadiro ouvrit la bouche et la referma, sans proférer le moindre son.
— Eh bien ? demanda le Président. Avez-vous parlé à Jander pendant cette période, Amadiro ?
Toujours pas de réponse. Baley murmura :
— S’il lui a parlé, cela a un rapport très net avec l’affaire qui fait l’objet de cette réunion.
— Je commence à le penser, monsieur Baley. Eh bien, Amadiro, encore une fois… Oui ou non ?
Et Amadiro explosa :
— Quelle preuve a ce Terrien contre moi ? Est-ce qu’il a un enregistrement d’une conversation que j’aurais eue avec Jander ? Est-ce qu’il a des témoins prêts à dire qu’ils m’ont vu avec Jander ? Est-ce qu’il a quelque preuve, en dehors de toutes ses élucubrations ?
Le Président se tourna vers Baley, qui dit :
Monsieur le Président, si je n’ai aucune preuve, alors le Dr Amadiro ne devrait pas hésiter à nier, bien fort et pour la bonne forme, tout contact avec Jander… mais il ne le fait pas. Il se trouve qu’au cours de cette enquête j’ai parlé au Dr Vasilia Aliena, la fille du Dr Fastolfe. Je me suis également entretenu avec un jeune Aurorain, Santirix Gremionis. Dans les enregistrements de ces deux entrevues, on verra que le Dr Vasilia a encouragé Gremionis à faire la cour à Gladïa. Vous pouvez interroger le Dr Vasilia sur la raison qu’elle avait de le faire, et si cette action ne lui avait pas été suggérée par le Dr Amadiro. Il apparaît aussi que Gremionis avait l’habitude de faire de longues promenades avec Gladïa, promenades qui leur plaisaient à tous deux, et où ils n’étaient pas accompagnés par le robot Jander. Vous pouvez le vérifier si vous le désirez, monsieur le Président.
— Je le ferai peut-être, mais si cela est vrai, qu’est-ce que ça démontre ?
— J’ai dit que, en dehors du Dr Fastolfe, le secret du robot humaniforme pouvait être obtenu uniquement de Daneel lui-même. Avant la mort de Jander il pouvait l’être, tout aussi facilement, de Jander. Alors que Daneel faisait partie du personnel du Dr Fastolfe et n’était pas facile à atteindre, Jander était dans l’établissement de Gladïa qui, n’étant pas aussi avisée que le Dr Fastolfe, voyait moins que lui la nécessité de protéger un robot.
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