Amadiro rit tout bas.
— Et quel mobile aurais-je eu pour tout cela ? Vous voyez, monsieur le Président, que ce n’est là qu’un échafaudage de suppositions, que n’importe quelle cour de justice du globe considérerait comme de la diffamation.
Le Président dit sévèrement :
— Monsieur Baley, avez-vous quelque élément pour étayer ces hypothèses ?
— Un raisonnement, monsieur le Président. Le Président se leva, ce qui lui fit aussitôt perdre de sa prestance.
— Permettez-moi de faire quelques pas, afin que je réfléchisse à ce que je viens d’entendre. Je serai bientôt de retour.
Il partit pour la Personnelle.
Fastolfe se pencha vers Baley, qui l’imita. (Amadiro les observait avec une indifférence nonchalante, comme si tout cela lui importait peu.)
— N’avez-vous rien de mieux à dire ? chuchota Fastolfe.
— Je le crois, si on me le permet, mais le Président n’a pas l’air très bien disposé à mon égard.
— Il ne l’est pas. Jusqu’à présent, vous n’avez réussi qu’à tout aggraver et je ne serais pas surpris si, en revenant, il mettait fin à cette conférence.
Baley soupira et contempla ses souliers.
Baley regardait encore ses chaussures quand le Président revint, se rassit, et tourna vers le Terrien une figure dure et plutôt hostile.
— Monsieur Baley, de la Terre ?
— Oui, monsieur le Président ?
— Je pense que vous me faites perdre mon temps, mais je ne veux pas qu’il soit dit que je n’ai pas accordé le droit de parole aux deux parties. Pouvez-vous me donner un mobile qui expliquerait que le Dr Amadiro se soit livré aux actes dont vous l’accusez ?
— Monsieur le Président, dit Baley en désespoir de cause, il y a certainement un mobile, un excellent mobile. Il est fondé sur le fait que le projet du Dr Amadiro, pour coloniser la Galaxie, sera irréalisable si son Institut et lui ne peuvent produire des robots humaniformes. Jusqu’à présent, ils n’en ont produit aucun et ne peuvent en produire aucun. Demandez-lui s’il consent à ce qu’une commission législative visite et examine son Institut, pour voir s’il y a une indication de la production ou d’un avant-projet d’un robot humaniforme fonctionnel. S’il persiste à affirmer que des humaniformes réussis sont sur les chaînes de montage, ou encore au bureau d’études, ou même simplement sous forme de formule théorique, et s’il accepte de le prouver devant une commission qualifiée, je ne dirai rien de plus et je reconnaîtrai que mon enquête n’a abouti à rien.
Baley retint sa respiration.
Le Président regarda Amadiro, qui avait perdu le sourire.
— Je veux bien admettre que nous n’avons pas de robots humaniformes en perspective, pour le moment.
— Alors je vais continuer, reprit Baley après avoir laissé échapper un soupir de soulagement. Le Dr Amadiro peut, naturellement, trouver tous les renseignements dont il a besoin pour son projet, s’il se tourne vers le Dr Fastolfe, qui a toutes les données dans sa tête, mais le Dr Fastolfe refuse toute collaboration à ce sujet.
— Certainement, marmonna Fastolfe. En aucune circonstance, je ne collaborerai.
— Mais, monsieur le Président, continua Baley sans relever ce propos, le Dr Fastolfe n’est pas le seul individu qui détienne le secret du dessin, de la conception et de la construction des robots humaniformes.
— Non ? s’exclama le Président. Qui d’autre le détiendrait ? Le Dr Fastolfe lui-même est stupéfait par votre déclaration, monsieur Baley.
— Je suis véritablement abasourdi, déclara Fastolfe. A ma connaissance, je suis certainement le seul. Je ne comprends pas du tout ce que veut dire monsieur Baley.
Amadiro insinua, avec un petit sourire sarcastique :
— Je parie du reste que monsieur Baley n’en sait rien non plus.
Baley se sentit acculé. Son regard alla de l’un à l’autre et il vit qu’aucun, pas un, n’était de son côté.
N’est-il pas vrai que n’importe quel robot humaniforme doit le savoir ? Pas consciemment, sans doute, pas d’une telle façon qu’il pourrait donner des explications ou des instructions en la matière, mais l’information doit immanquablement être en lui, n’est-ce pas ? Si un robot humaniforme était correctement interrogé, ses réponses et ses réactions révéleraient son dessin et sa construction. Eventuellement, avec assez de temps, et avec des questions bien formulées, un robot humaniforme donnerait les renseignements permettant de concevoir d’autres robots humaniformes… En un mot, aucune mécanique ne peut être d’une conception secrète, si la mécanique elle-même est disponible pour une étude suffisamment poussée.
Fastolfe parut suffoqué.
— Je comprends ce que vous voulez dire, monsieur Baley, et vous avez raison. Je n’y avais jamais pensé !
— Avec tout le respect que je vous dois, docteur Fastolfe, dit Baley, je dois vous dire que, comme tous les Aurorains, vous êtes d’un orgueil singulièrement individualiste. Vous êtes tellement satisfait d’être le meilleur roboticien, le seul roboticien capable de créer des humaniformes, que vous refusez l’évidence.
Le Président se détendit et se permit un sourire.
— Là, il vous a eu, mon cher docteur. Je me suis demandé pourquoi vous vous entêtiez à affirmer que vous étiez le seul à posséder les connaissances suffisantes pour détruire Jander, alors que cela causait un tort si considérable à votre situation politique. Je vois clairement, maintenant, que vous préfériez sacrifier votre carrière politique plutôt que de renoncer à vos prérogatives.
Fastolfe se hérissa. Quant à Amadiro, il fronça les sourcils et grommela :
— Est-ce que ça a un rapport avec le problème qui nous occupe ?
— Oui, indiscutablement, répliqua Baley en sentant revenir son assurance. Vous ne pouvez pas soustraire directement des informations au Dr Fastolfe. Vous ne pouvez pas ordonner à vos robots de lui faire du mal, de le torturer, par exemple, pour lui faire révéler ses secrets. Vous ne pouvez lui faire du mal vous-même, puisque le Dr Fastolfe est sous la protection de son personnel. Cependant, vous pouvez isoler un robot et le faire enlever par d’autres robots, tandis que l’être humain présent est trop malade pour prendre les mesures nécessaires destinées à vous en empêcher. Tous les événements d’hier après-midi faisaient partie d’un plan improvisé rapidement pour mettre la main sur Daneel, docteur Amadiro. Vous avez sauté sur l’occasion dès que j’ai insisté pour aller vous voir à l’Institut. Si je n’avais pas renvoyé mes robots, si je n’avais pas été tout juste assez lucide pour affirmer que j’allais très bien, si je n’avais pas envoyé vos robots dans une mauvaise direction, vous vous seriez emparé de lui. Et, éventuellement, vous auriez découvert le secret des robots humaniformes, grâce à une longue analyse détaillée du comportement et des réactions de Daneel.
— Monsieur le Président, je proteste ! s’exclama Amadiro. Je n’ai jamais entendu proférer d’aussi odieuses diffamations. Tout cela est né des fantasmes d’un malade. Nous ne savons pas, et nous ne saurons peut-être jamais, si l’aéroglisseur a réellement été saboté et, s’il l’a été, par qui, ni si des robots ont réellement suivi ce véhicule, ont réellement parlé à monsieur Baley ou non. Il ne fait qu’empiler les unes sur les autres des hypothèses et des insinuations, le tout fondé sur son douteux témoignage au sujet d’événements dont il a été l’unique témoin, et cela à un moment où il était à moitié fou de terreur et souffrait probablement d’hallucinations. Absolument rien de tout cela ne serait recevable dans un tribunal.
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