— Je vous le promets, Elijah. Et vous me répondrez ?
— Certainement, Gladïa.
Un silence tomba et, à contrecœur, ils se séparèrent. Elle resta debout au milieu de la pièce et, quand il arriva sur le seuil et se retourna, elle était toujours là, avec un petit sourire. Les lèvres de Baley formèrent le mot adieu. Et comme cet adieu était muet – car il n’aurait pas pu parler –, il ajouta : mon amour.
Et les lèvres de Gladïa remuèrent aussi de la même façon : Adieu, mon tendre amour.
Il fit alors demi-tour et sortit, sachant qu’il ne la reverrait plus jamais sous une forme tangible, qu’il ne la toucherait plus jamais.
Il fallut un moment à Elijah pour se résoudre à envisager la tâche qu’il lui restait à accomplir. Il marcha un moment en silence, couvrant à peu près la moitié du chemin, vers l’établissement de Fastolfe, avant de s’arrêter et de lever le bras.
Giskard, toujours observateur, fut à ses côtés en un instant.
— Combien de temps me reste-t-il avant que je doive partir pour le cosmoport, Giskard ?
— Trois heures et dix minutes, monsieur.
Baley réfléchit un moment.
— J’aimerais aller jusqu’à cet arbre, là-bas, et m’asseoir le dos contre le tronc, pour y passer quelque temps tout seul. Avec toi, naturellement, mais loin des autres êtres humains.
— Au-dehors, monsieur ?
La voix du robot était incapable d’exprimer le choc ou la surprise, mais Baley eut l’impression que si Giskard avait été humain, ses paroles auraient exprimé sa stupéfaction.
— Oui, répondit-il. J’ai besoin de réfléchir et, après hier soir, une journée paisible comme celle-ci, ensoleillée, sans nuages, douce, ne me paraît guère dangereuse. Je rentrerai si je me sens repris par l’agoraphobie, je te le promets. Alors veux-tu me tenir compagnie ?
— Oui, monsieur.
— Bien.
Baley partit en tête. Ils arrivèrent à l’arbre et il toucha le tronc avec précaution puis il regarda ses doigts, qui étaient parfaitement propres. Rassuré, certain qu’il ne se salirait pas en s’y adossant, il examina le sol et puis il s’assit avec prudence par terre et appuya son dos contre l’arbre.
C’était beaucoup moins confortable que le dossier d’un fauteuil mais il y avait une sensation de paix (assez curieusement) qu’il n’aurait sans doute pas ressentie à l’intérieur d’une pièce.
Giskard resta debout et Baley demanda :
— Tu ne veux pas t’asseoir aussi ?
— Je suis très bien debout, monsieur.
— Je sais, Giskard, mais je réfléchirai mieux si je ne suis pas obligé de lever les yeux pour te regarder.
— Je ne pourrais pas vous protéger contre un danger possible, si j’étais assis, monsieur.
— Je sais cela aussi, mais il n’y a aucun danger pour le moment. Ma mission est terminée, l’affaire est résolue, le Dr Fastolfe est raffermi dans sa position. Tu peux prendre le risque de t’asseoir et je t’ordonne de t’asseoir avec moi.
Giskard obéit immédiatement. Il s’assit face à Baley mais ses yeux continuèrent de se tourner en tous sens, toujours. vigilants.
Baley contempla le ciel à travers le feuillage de l’arbre, le vert sur le fond de bleu, il écouta le murmure des insectes, l’appel soudain d’un oiseau, il remarqua une légère agitation dans l’herbe, signifiant probablement qu’un petit animal passait par là, et il pensa de nouveau que tout était singulièrement paisible, que cette paix était bien différente de la Ville. C’était une paix tranquille, isolée, où l’on ne se pressait pas.
Pour la première fois, il comprit vaguement ce que cela pourrait être de préférer l’Extérieur à la Ville. Il se surprit à être reconnaissant de tout ce qu’il avait connu à Aurora, surtout l’orage. Il savait maintenant qu’il serait capable de quitter la Terre et d’affronter les conditions du nouveau monde où il s’établirait peut-être avec Ben, et peut-être avec Jessie.
— Hier soir, dit-il, dans l’obscurité de l’orage, je me suis demandé si j’aurais pu voir le satellite d’Aurora, sans les nuages. Car il y a un satellite, si je me rappelle bien mes lectures.
— Il y en a deux, monsieur. Le plus grand est Tithonus, mais quand même il est si petit qu’il n’a l’air que d’une étoile modérément brillante. Le plus petit n’est pas visible à l’œil nu et quand on en parle, on l’appelle simplement Tithonus II.
— Merci… Et merci, Giskard, de m’avoir sauvé hier soir, dit Baley en regardant le robot. Je ne sais vraiment pas comment te remercier correctement.
— Ce n’est pas du tout nécessaire de me remercier, monsieur. Je ne fais qu’obéir à la Première Loi. Je n’avais pas le choix en la matière.
— Néanmoins, il se peut que je te doive la vie et il est important que tu saches que je le comprends… Et maintenant, Giskard, qu’est-ce que je devrais faire ?
— A quel sujet, monsieur ?
— Ma mission est terminée. La situation et le point de vue du Dr Fastolfe sont assurés. L’avenir de la Terre aussi. Il me semble que je n’ai plus rien à faire et, pourtant, il reste la question de Jander.
— Je ne comprends pas, monsieur.
Eh bien, il semble établi qu’il est mort d’une modification accidentelle d’un potentiel positronique dans son cerveau, mais Fastolfe reconnaît que les chances de cela sont infinitésimales. Même avec les activités d’Amadiro, ce hasard – tout en étant plus grand – reste microscopique. Du moins, c’est ce que pense Fastolfe. Au contraire, il me semble, à moi, que la mort de Jander était un roboticide prémédité. Mais je n’ose pas soulever cette question maintenant. Je ne veux pas compromettre ce qui est arrivé à une conclusion si satisfaisante. Je ne veux pas remettre Fastolfe dans l’embarras, peut-être en danger. Je ne veux pas rendre Gladïa malheureuse. Je ne sais que faire. Je ne peux pas en parler à un être humain, alors je t’en parle à toi, Giskard.
— Oui, monsieur.
— Je pourrai toujours t’ordonner d’effacer ce que j’ai dit et de ne plus t’en souvenir.
— Oui, monsieur.
— A ton avis, qu’est-ce que je dois faire ?
— S’il y a eu un roboticide, monsieur, il doit y avoir quelqu’un capable de le commettre. Seul le Dr Fastolfe est capable de le commettre et il dit qu’il n’a rien fait de cela.
— Oui, c’est notre situation de départ et je crois le Dr Fastolfe, je suis tout à fait certain qu’il ne l’a pas fait.
— Alors comment pourrait-il y avoir eu roboticide, monsieur ?
— Suppose que quelqu’un d’autre en sache autant sur les robots que le Dr Fastolfe, Giskard.
Baley plia les jambes, croisa les mains autour de ses genoux, et sans regarder Giskard, il parut se perdre dans ses pensées.
— Qui cela pourrait-il être, Giskard ?
Et, enfin, Baley en arriva au point crucial :
— Toi, Giskard.
Si Giskard avait été humain, il aurait ouvert des yeux ronds, sans doute ; il serait resté silencieux et comme assommé ; ou il aurait pu s’emporter ; ou reculer avec terreur, ou encore avoir toute une diversité de réactions. Comme c’était un robot, il ne manifesta aucune émotion, pas la moindre, et demanda simplement :
— Pourquoi dites-vous cela, monsieur ?
— Je suis tout à fait certain, Giskard, que tu sais exactement comment je suis arrivé à cette conclusion, mais tu me rendrais service si tu me permettais, en ce lieu paisible, durant ce peu de temps qui me reste avant de partir, d’expliquer l’affaire pour ma propre satisfaction. J’aimerais m’entendre en parler. Et j’aimerais que tu me corriges quand je me trompe.
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