— Certainement, monsieur.
— Je pense que mon erreur initiale a été de supposer que tu étais un robot moins complexe et plus primitif que Daneel, simplement parce que tu as l’air moins humain. L’être humain croira toujours que plus le robot paraît humain, plus il est avancé, complexe et intelligent. Il est évident qu’un robot comme toi est plus facile à créer et à construire que Daneel et que le robot humaniforme est un grand problème pour des hommes comme Amadiro ; ce genre de robot ne saurait être fabriqué et dirigé que par un génie de la robotique comme Fastolfe. Cependant, la difficulté de création de Daneel, je pense, consiste à reproduire tous les aspects humains, tels que les expressions du visage, l’intonation de la voix, les gestes et mouvements, ce qui est extraordinairement compliqué mais n’a rien à voir avec la complexité du cerveau. Ai-je raison ?
— Tout à fait raison, monsieur.
— Donc, je t’ai automatiquement sous-estimé, comme le fait tout le monde. Cependant, tu t’es trahi quand nous avons atterri sur Aurora. Tu te souviens peut-être qu’au cours de l’atterrissage, j’ai succombé à une crise d’agoraphobie, j’ai été pris de convulsions et, pendant un moment, j’étais encore plus inconscient qu’hier soir pendant l’orage.
— Je me souviens, monsieur.
A ce moment-là, Daneel était avec moi dans la cabine, alors que tu étais dehors, devant la porte. J’ai sombré dans une sorte d’état cataleptique, sans bruit, et peut-être Daneel ne me regardait-il pas et n’en a donc rien su. Tu étais hors de la cabine et pourtant c’est toi qui t’es précipité et qui as éteint l’astrosimulateur que je tenais. Tu es arrivé le premier, avant Daneel, bien qu’il ait des réflexes aussi rapides que les tiens, j’en suis sûr… comme il l’a d’ailleurs démontré quand il a empêché le Dr Fastolfe de me frapper.
— Voyons, monsieur, il n’est pas possible que le Dr Fastolfe ait voulu vous frapper !
— Non, il mettait simplement à l’épreuve les réflexes de Daneel… Et pourtant, comme je disais, c’est toi qui es arrivé avant, dans la cabine. Je n’étais guère en état de le remarquer mais j’ai été entraîné à tout observer et même la terreur agoraphobique ne me prive pas totalement de toutes mes facultés, comme je l’ai prouvé hier soir. J’ai bien remarqué que tu t’es précipité le premier, mais ensuite je l’ai oublié. Il n’y a à cela, naturellement, qu’une seule explication logique.
Baley s’interrompit, comme s’il attendait un accord de Giskard, mais le robot ne dit rien.
(Dans les années à venir, quand Baley songerait à son séjour à Aurora, c’était ce qu’il se rappellerait en premier. Pas l’orage. Pas même Gladïa. C’était ce petit intermède paisible sous l’arbre, les feuilles vertes sur le bleu du ciel, la brise légère, le doux murmure des insectes et des animaux, et Giskard en face de lui avec des yeux légèrement lumineux.)
— Il semble donc, reprit-il, que tu aies pu, je ne sais comment, te rendre compte de mon état d’esprit. Même à travers la porte fermée tu aurais compris que j’avais une crise. Ou, pour parler plus brièvement et plus simplement, il semble que tu saches lire dans la pensée.
— Oui, monsieur, dit tranquillement Giskard.
— Et que tu puisses aussi, d’une certaine façon, influencer les pensées. Je crois que tu as su que je l’avais détecté et que tu l’as effacé dans mon cerveau, pour que je ne m’en souvienne pas, ou tout au moins que je n’en comprenne pas le sens si jamais je me rappelais vaguement la situation. Mais tu n’as pas entièrement réussi, peut-être parce que tes pouvoirs sont limités…
— Monsieur, la Première Loi passe avant tout. Je devais me porter à votre secours, bien que je fusse conscient que cela me trahissait. Et je devais vous brouiller au minimum la mémoire, de manière à ne causer aucun dommage à votre cerveau.
— Oui, je vois que tu as eu des difficultés. Brouiller au minimum… si bien que je me le rappelais quand mon esprit était suffisamment détendu et pouvait penser de lui-même, par libre association d’idées. Juste avant de perdre connaissance sous l’orage, j’ai su que tu arriverais avant les autres, le premier, comme à bord du vaisseau. Peut-être m’as-tu trouvé grâce à la radiation infrarouge mais tous les mammifères et les oiseaux dégagent des radiations aussi, et cela aurait pu t’égarer… Mais tu pouvais aussi détecter l’activité mentale, même si j’étais inconscient, ce qui allait t’aider à me retrouver.
— Cela m’a certainement aidé, reconnut Giskard.
— Quand je m’en souvenais, au bord du sommeil ou de l’inconscience, j’oubliais de nouveau dès que j’étais pleinement conscient. Hier soir, cependant, je me le suis rappelé pour la troisième fois et je n’étais pas seul. Gladïa était avec moi et elle a pu me répéter ce que j’avais dit : « Il était là avant. » Et même alors, j’ai été incapable de me rappeler la signification, jusqu’à ce qu’une réflexion du Dr Fastolfe déclenche par hasard un processus de pensée qui a cheminé en forçant sa progression dans le brouillage mental. Quand j’ai enfin compris, je me suis rappelé d’autres incidents. Ainsi, alors que je me demandais si nous allions réellement atterrir sur Aurora, tu m’as assuré que c’était bien notre destination, avant même que je te le demande… Je présume que tu tiens à ce que personne ne connaisse tes facultés télépathiques ?
— C’est exact, monsieur.
— Pourquoi ?
— Ma télépathie me donne une facilité unique pour obéir à la Première Loi, monsieur, son existence m’est donc précieuse. Je peux éviter qu’il arrive une mésaventure à un être humain, plus rapidement et bien plus efficacement. Il me semble cependant que le Dr Fastolfe, ni d’ailleurs aucun autre être humain, ne tolérerait longtemps un robot télépathe, alors je garde le secret de cette faculté. Le Dr Fastolfe adore raconter la légende du robot qui lisait dans les pensées et qui a été détruit par Susan Calvin, et je ne voudrais pas qu’il imite le geste du Dr Calvin.
— Oui, il m’a raconté la légende. Je le soupçonne de savoir, subconsciemment, que tu lis dans les pensées, sinon il n’insisterait pas tant sur cette fameuse légende. Et dans ton cas, il a tort de faire ça, c’est dangereux, me semble-t-il. Elle a indiscutablement contribué à m’ouvrir les yeux.
— Je fais ce que je peux pour neutraliser le danger, sans vraiment manipuler le cerveau du Dr Fastolfe. Invariablement, il souligne la nature impossible et légendaire de cette histoire, quand il la raconte.
— Oui, je m’en souviens aussi. Mais si Fastolfe ne sait pas que tu lis dans les pensées, c’est probablement que tu n’as pas été initialement conçu avec cette faculté. Alors comment se fait-il que tu possèdes ce pouvoir ? Non, ne me le dis pas, Giskard. Laisse-moi hasarder une hypothèse. Miss Vasilia t’aimait beaucoup, tu la fascinais particulièrement quand elle était jeune fille et commençait à s’intéresser à la robotique. Elle m’a dit qu’elle s’était livrée à des expériences, en te programmant sous la surveillance, lointaine, de Fastolfe. Est-il possible qu’une fois, tout à fait accidentellement, elle ait fait quelque chose qui t’a donné ce pouvoir ? Est-ce que c’est ça ?
— C’est bien ça, monsieur.
— Et sais-tu ce qu’elle a fait alors ?
— Oui, monsieur.
— Es-tu le seul robot télépathe qui existe ?
— Jusqu’à présent, oui, monsieur. Il y en aura d’autres.
— Si je te demandais ce que le Dr Vasilia a fait pour te donner une telle faculté, ou si le Dr Fastolfe te le demandait, est-ce que tu nous le dirais en vertu de la Deuxième Loi ?
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