Puis, brusquement, elle comprit pourquoi les dieux refusaient de lui laisser franchir le seuil. C’était à cause du serment que son père avait exigé d’elle pour honorer la mémoire de sa mère. Elle avait juré de toujours servir les dieux, quoi qu’il arrive. Et elle venait à l’instant de frôler le parjure. Mère, pardonne-moi ! Je ne défierai pas les dieux. Mais il me faut aller voir mon père et lui expliquer la situation atroce dans laquelle les dieux nous ont placés. Mère, aide-moi à passer cette porte !
Comme pour répondre à sa supplique, il lui vint à l’esprit comment franchir le seuil. Elle n’avait qu’à regarder fixement un point dans le vide juste au-dessus du coin supérieur droit de la porte et, sans jamais laisser son regard quitter ce point, faire un pas en arrière par l’embrasure, du pied droit, avancer la main gauche, puis pivoter vers la gauche, faire passer la jambe gauche en arrière, puis avancer le bras droit. C’était comme un genre de danse difficile et compliquée, mais, en se déplaçant très lentement et très prudemment, elle arriva à ses fins.
La porte la laissa sortir. Et, bien qu’elle sentît encore la pression de sa propre souillure, elle avait quelque peu diminué d’intensité. C’était tolérable. Elle pouvait respirer sans s’étouffer, parler sans s’étrangler.
Elle descendit l’escalier et fit tinter la clochette fixée devant la porte de son père.
— Est-ce ma fille, ma Glorieusement Brillante ? demanda Han Fei-tzu.
— Oui, Vénérable, dit Qing-jao.
— Je suis prêt à te recevoir.
Elle ouvrit la porte et franchit le seuil sans nulle autre formalité. Elle traversa la pièce d’un pas décidé, s’approcha de son père, assis sur une chaise devant son terminal, et s’agenouilla à ses pieds sur le parquet.
— J’ai examiné ta Si Wang-mu, dit Han Fei-tzu, et je crois que ton premier essai est digne d’éloges.
Elle ne comprit pas immédiatement le sens de ces paroles. Si Wang-mu ? Pourquoi son père lui parlait-il d’une antique divinité ? Surprise, elle leva les yeux et aperçut ce que regardait son père : une servante en robe grise immaculée, à genoux dans une pose modeste, les yeux baissés. Il lui fallut un certain temps pour se rappeler la fille de la rizière, se rappeler qu’elle devait être la servante secrète de Qing-jao. Comment pouvait-elle l’avoir oublié ? Elle ne l’avait quittée que quelques heures plus tôt. Or, dans ce même temps, Qing-jao avait affronté les dieux, et, si elle n’avait pas gagné, elle n’avait du moins pas perdu. Qu’était l’engagement d’une domestique comparé à une lutte avec les dieux ?
— Wang-mu est impertinente et ambitieuse, dit le père de Qing-jao. Mais elle est aussi honnête et bien plus intelligente que ce à quoi je m’attendais. Vu la vivacité de son esprit et l’ampleur de son ambition, je présume que vous avez l’une et l’autre décidé qu’elle serait ton élève en même temps que ta servante secrète.
Wang-mu en eut le souffle coupé. Qing-jao se retourna et vit à quel point elle avait peur. Eh oui, elle doit penser que je crois qu’elle a parlé de nos projets secrets à mon père.
— Ne t’inquiète pas, Wang-mu, dit Qing-jao. Mon père devine presque toujours les secrets. Je sais que tu ne m’as pas trahie.
— Je regrette qu’il n’y ait pas plus de secrets aussi faciles à deviner que celui-ci, dit Han Fei-tzu. Ma fille, je te complimente pour ta noble générosité. Les dieux t’en rendront honneur, comme je le fais.
Ces paroles élogieuses furent comme un baume sur une plaie à vif. C’était peut-être pour cela que sa rébellion ne l’avait pas détruite, qu’un dieu ou un autre avait eu pitié d’elle et lui avait montré comment franchir la porte de sa chambre quelques instants plus tôt. Parce qu’elle avait fait preuve de pitié et de sagesse en jugeant Wang-mu, en lui pardonnant son impertinence, Qing-jao elle-même se voyait pardonner, au moins un peu, son outrageuse témérité.
Wang-mu ne se repent pas de son ambition, se dit Qing-jao. Je ne regrette pas ma décision non plus. Je ne dois pas laisser mon père se faire anéantir parce que je n’arrive pas à trouver – ou inventer – une explication de la disparition de la flotte qui ne fasse pas intervenir les dieux. Et pourtant, comment puis-je me dresser contre les intentions des dieux ? Ils ont caché ou détruit la flotte. Et les œuvres des dieux doivent être reconnues par leurs dévoués serviteurs, même si elles doivent rester invisibles pour les incroyants des autres planètes.
— Père, dit Qing-jao, il faut que je te parle de ma mission.
Il se trompa sur la cause de son hésitation.
— Nous pouvons parler en présence de Wang-mu, dit-il. Elle est désormais ta servante secrète. La prime d’engagement a été remise à son père, les premières barrières du secret ont été suggérées à son esprit. Nous pouvons lui faire confiance : elle ne rapportera jamais ce qu’elle entendra.
— Oui, père, dit Qing-jao.
En vérité, elle avait encore oublié la présence de Wang-mu.
— Père, je sais qui a caché la flotte de Lusitania. Mais tu dois me promettre de ne jamais le révéler au Congrès stellaire.
Han Fei-tzu, habituellement placide, sembla légèrement chagriné.
— Je ne peux rien promettre de tel, dit-il. Ce serait indigne de moi d’être un serviteur aussi déloyal.
Que pouvait-elle faire, alors ? Comment pouvait-elle parler ? Et pourtant, comment pouvait-elle s’empêcher de parler ?
— À qui obéis-tu ? cria-t-elle. Au Congrès ou aux dieux ?
— D’abord aux dieux, dit son père. Ils ont toujours la priorité.
— Alors il faut que je te dise, père, que j’ai découvert que ce sont les dieux qui ont fait disparaître la flotte. Mais si tu le dis au Congrès, on se moquera de toi et tu seras déconsidéré.
Puis une autre idée lui vint à l’esprit :
— Père, si ce sont bien les dieux qui ont immobilisé la flotte, alors l’expédition a sans doute été décidée contre la volonté divine, après tout. Et si le Congrès stellaire a envoyé la flotte contre la volonté des…
Han Fei-tzu lui imposa le silence d’un geste. Elle se tut immédiatement, baissa la tête et attendit.
— Evidemment, ce sont les dieux, dit son père.
Cette confirmation la soulagea et l’humilia à la fois.
« Evidemment ». Comme s’il le savait depuis le début !
— Les dieux sont les auteurs de tout ce qui s’accomplit dans l’univers. Mais ne prétends pas savoir pourquoi. Tu dis qu’ils ont dû immobiliser la flotte parce qu’ils s’opposent à sa mission. Ecoute-moi : d’abord, le Congrès n’aurait pas pu envoyer la flotte si les dieux ne l’avaient pas voulu. Ne se pourrait-il pas alors que les dieux aient immobilisé la flotte parce que sa mission était si noble et si grandiose que l’humanité en était indigne ? Ou qu’ils aient caché la flotte pour proposer une épreuve difficile à ta perspicacité ? Une chose est sûre : les dieux ont permis au Congrès stellaire de régenter la majeure partie de l’humanité. Tant qu’il détient le mandat du ciel, nous, peuple de la Voie, suivrons ses édits sans faire opposition.
— Je n’avais pas l’intention de m’opposer…
Mais elle ne pouvait achever de dire pareille fausseté.
Son père le comprit parfaitement, bien sûr.
— J’entends ta voix faiblir et tes paroles s’évanouir dans le néant. C’est parce que tu sais que tes paroles sont fausses. Ton intention était de t’opposer au Congrès stellaire, en dépit de tout ce que je t’ai enseigné. Et c’est pour moi, dit-il d’une voix plus douce, que tu voulais le faire.
— Tu es mon ancêtre. Je te dois plus qu’aux dieux.
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