Qing-jao retourna à la première lame de parquet et reprit sa quête. Elle fut soulagée de constater que les dieux ne l’avaient pas abandonnée. Planche après planche, elle n’eut à suivre que les lignes les plus visibles, les plus faciles ; et lorsque, de temps en temps, la tâche devenait plus ardue, c’était, invariablement, parce que la ligne facile à suivre devenait indéchiffrable ou disparaissait sur la tranche du bois. Les dieux se montraient prévenants.
Qing-jao, quant à elle, faisait d’énormes efforts. Par deux fois, en revenant du mur ouest pour repartir à l’est, Qing-jao jeta un coup d’œil à Wang-mu et s’aperçut qu’elle dormait. Mais, lorsque Qing-jao commença à se rapprocher de l’endroit où elle avait vu Wang-mu reposer, elle constata que sa servante secrète s’était réveillée et s’était déplacée si rapidement vers un endroit que Qing-jao avait déjà exploré qu’elle ne l’avait même pas entendue bouger. La brave fille ! C’était assurément la servante qu’il lui fallait.
Qing-jao entama enfin la dernière section, une courte planche tout au coin du parquet. Elle faillit dire tout haut sa joie, mais elle se reprit à temps. Le son de sa propre voix et la réponse inévitable de Wang-mu la ramèneraient sûrement à son point de départ – ce serait de la folie ! Qing-jao se pencha sur le début de la planche, à moins d’un mètre de l’angle nord-ouest de la chambre, et se mit à suivre des yeux la ligne la plus marquée, qui l’amena droit au mur. Mission accomplie.
Qing-jao s’affaissa contre le mur et se mit à rire, soulagée. Mais elle était si faible et si fatiguée que Wang-mu dut prendre son rire pour un gémissement. Quelques secondes plus tard, la fille était près d’elle, lui touchait l’épaule.
— Qing-jao, dit-elle. Tu souffres ?
Qing-jao prit la main de la fille et la garda.
— Non, je ne souffre pas, dit-elle. Ou plutôt, c’est une souffrance que le sommeil chassera. J’en ai terminé. Je suis purifiée.
À un point tel, en fait, qu’elle n’eut aucune répugnance à serrer la main de Wang-mu dans la sienne, peau contre peau, sans que la moindre idée de souillure lui vienne à l’esprit. C’était un cadeau des dieux que de pouvoir serrer la main de quelqu’un dans la sienne après avoir accompli les rites.
— Tu t’en es très bien tirée, dit Qing-jao. Ta présence dans la pièce m’a rendu la tâche plus facile.
— Je crois que je me suis endormie une fois, Qing-jao.
— Deux fois, peut-être. Mais tu t’es réveillée au bon moment, et rien de fâcheux n’est arrivé.
Wang-mu se mit à pleurer. Elle ferma les yeux mais ne retira pas sa main de l’étreinte de Qing-jao pour se couvrir le visage. Elle laissa les larmes couler sur ses joues.
— Pourquoi pleures-tu, Wang-mu ?
— Je ne savais pas que c’était si dur d’être élue des dieux. Vraiment pas.
— Et qu’il était si dur aussi d’être véritablement l’amie d’une élue, dit Qing-jao. Voilà pourquoi je ne voulais pas que tu sois ma servante, que tu m’appelles « très-sainte » et que tu redoutes le son de ma voix. Voilà le genre de servante que je serais obligée de faire sortir de ma chambre chaque fois que les dieux me parleraient.
Wang-mu n’en pleura que plus abondamment.
— Si Wang-mu, est-ce que c’est trop dur pour toi d’être avec moi ?
Wang-mu secoua la tête.
— Si jamais c’est trop dur, je comprendrai. Tu pourras me quitter. Avant toi, j’étais seule. Je n’ai pas peur d’être à nouveau seule.
Wang-mu secoua la tête, farouchement, cette fois-ci.
— Comment pourrais-je te quitter maintenant que j’ai vu à quel point c’était dur pour toi ?
— Alors il sera écrit un jour et consigné dans une histoire que Si Wang-mu est toujours restée aux côtés de Han Qing-jao pendant ses purifications.
Le visage de Wang-mu s’illumina d’un sourire et ses yeux se plissèrent de joie malgré les larmes qui luisaient encore sur ses joues.
— Tu viens de faire une plaisanterie sans t’en rendre compte, dit Wang-mu. Je m’appelle Si Wang-mu. Quand on racontera l’histoire, on ne saura pas que c’était ta servante secrète. Les gens croiront que c’était la Royale Mère du Couchant.
Qing-jao rit à son tour. Mais l’idée lui vint que la Royale Mère du Couchant était peut-être une ancêtre-de-cœur de Wang-mu, et qu’en ayant Wang-mu à ses côtés, comme amie, elle se rapprochait d’une divinité qui était presque la plus ancienne de toutes.
Wang-mu étala par terre leurs nattes ; Qing-jao dut tout de même lui montrer comment procéder. C’était l’une des obligations de Wang-mu, et Qing-jao serait obligée de lui confier cette tâche tous les soirs, alors même qu’elle n’avait jamais rechigné à s’en acquitter sans l’aide de personne. Quand elles se couchèrent, leurs nattes bord à bord, sans qu’une seule veine du bois soit visible, Qing-jao remarqua la lueur grise qui traversait les persiennes. Elles étaient restées éveillées toute la journée et toute la nuit. Ce sacrifice témoignait chez Wang-mu d’une noblesse d’esprit certaine. Elle serait une amie parfaite.
Quelques minutes plus tard, lorsque Wang-mu se fut endormie, alors que Qing-jao était au bord du sommeil, il lui vint à l’esprit de se demander comment Wang-mu, qui n’avait pas d’argent, avait réussi à acheter le contremaître de l’équipe de travailleurs vertueux pour qu’il la laisse parler à Qing-jao sans l’interrompre. Se pouvait-il qu’un espion lui ait avancé l’argent pour qu’elle puisse infiltrer la maison de Han Fei-tzu ? Non. Ju Kung-mei, le gardien de la maison des Han, aurait démasqué ce genre d’espion et Wang-mu n’aurait jamais été engagée. Elle n’avait donc pas acheté l’homme avec de l’argent. Wang-mu n’avait que quatorze ans, mais c’était déjà une très jolie fille. Qing-jao avait à présent lu assez de récits historiques et de biographies pour savoir qu’on exigeait habituellement des femmes pareil tribut.
Sans joie, Qing-jao décida de faire faire une enquête discrète et de faire condamner le contremaître à quelque disgrâce innommable si la chose était prouvée. Tout au long de l’enquête, le nom de Wang-mu serait tenu secret, si bien qu’elle n’aurait rien à craindre. Qing-jao n’avait qu’à en parler à Ju Kung-mei et il ferait le nécessaire.
Qing-jao regarda le doux visage de sa servante endormie, sa nouvelle et précieuse amie, et fut envahie par la tristesse. Mais ce qui chagrinait le plus Qing-jao, ce n’était pas le prix que Wang-mu avait payé au contremaître, plutôt le fait qu’elle l’avait payé pour avoir l’ingrate, la douloureuse et redoutable charge d’être la servante secrète de Han Qing-jao. Si une femme est obligée de vendre son intimité, comme tant de femmes l’ont fait pendant toute l’histoire de l’humanité, les dieux doivent forcément lui donner en échange une récompense non négligeable.
C’est pourquoi, ce matin-là, Qing-jao s’endormit plus fermement résolue que jamais à se consacrer à l’instruction de Si Wang-mu. Elle ne pouvait se permettre de mêler les études de Wang-mu à ses propres tentatives pour résoudre l’énigme de la flotte de Lusitania, mais elle lui réserverait tout le temps qu’elle pourrait et donnerait à Wang-mu une bénédiction à la hauteur de son sacrifice. Les dieux n’en attendaient sûrement pas moins d’elle, eux qui lui avaient envoyé une servante secrète si parfaite.
« Ender nous a encore harcelés. Il veut à tout prix que nous songions à un moyen de voyager plus vite que la lumière. »
« Vous lui avez dit que c’était impossible. »
« C’est ce que nous croyons. C’est ce que croient les savants humains. Mais Ender affirme que, si les ansibles peuvent transmettre de l’information, nous devrions pouvoir transmettre de la matière à la même vitesse. Evidemment, c’est absurde – il n’y a pas de comparaison possible entre l’information et la réalité physique. »
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