Pour Qing-jao, il n’y avait qu’une seule conclusion possible.
— Es-tu élue des dieux toi aussi ? demanda-t-elle.
La fille ouvrit de grands yeux.
— Moi ? dit-elle. Mes parents sont de condition très modeste. Mon père répand le fumier dans les champs et ma mère fait la vaisselle dans un restaurant.
Evidemment, ce n’était pas une réponse. Bien qu’en général les dieux choisissent les enfants des élus, il leur arrivait parfois de parler à certains dont les parents n’avaient jamais entendu la voix de la divinité. Mais on croyait communément que les dieux ne s’intéressaient pas à ceux dont les parents étaient tout en bas de l’échelle sociale, et, de fait, il était exceptionnel que les dieux parlent à des enfants dont les parents n’étaient pas très instruits.
— Comment t’appelles-tu ? demanda Qing-jao.
— Si Wang-mu, dit la fille.
Qing-jao s’étrangla et mit la main devant sa bouche pour s’empêcher de rire. Mais Wang-mu ne parut point choquée – elle se contenta de faire la grimace d’un air impatient.
— Je suis désolée, dit Qing-jao, dès qu’elle eut retrouvé la parole, mais c’est le nom de la…
— De la Royale Mère du Couchant, dit Wang-mu. Est-ce que c’est ma faute si mes parents m’ont donné un nom pareil ?
— C’est un nom noble, dit Qing-jao. Mon ancêtre-de-cœur était une femme célèbre, mais ce n’était qu’une mortelle, une poétesse. La tienne est l’une des divinités les plus anciennes.
— À quoi bon ? demanda Wang-mu. Mes parents ont été trop présomptueux en me donnant le nom d’une divinité aussi distinguée. C’est pour ça que les dieux ne me parleront jamais.
Qing-jao fut chagrinée d’entendre Wang-mu exprimer tant d’amertume. Si seulement elle savait combien Qing-jao aurait donné pour changer de place avec elle, pour être libérée de la voix des dieux ! Pour ne jamais avoir à se pencher sur le parquet et suivre les lignes du bois, ne jamais se laver les mains sauf quand elles étaient sales…
Mais Qing-jao ne pouvait expliquer tout cela à cette fille. Comment pourrait-elle comprendre ? Pour Wang-mu, les élus étaient une élite privilégiée, infiniment sage et inaccessible. Qing-jao ne serait pas crédible si elle expliquait que les fardeaux des élus étaient bien plus grands que leurs récompenses.
Cependant, pour Wang-mu, les élus n’avaient pas été inaccessibles : n’avait-elle pas parlé à Qing-jao ? Qing-jao décida donc, après tout, de dire ce qu’elle avait sur le cœur.
— Si Wang-mu, je serais prête à rester aveugle toute ma vie si seulement je pouvais me libérer des voix des dieux.
Wang-mu en resta bouche bée, les yeux écarquillés.
Qing-jao avait eu tort de parler. Elle le regretta immédiatement.
— Je plaisantais, dit Qing-jao.
— Non, dit Wang-mu. Maintenant, tu mens. Avant, tu disais la vérité.
Elle se rapprocha en quelques lourdes enjambées, écrasant sans ménagement les plants de riz au passage.
— Toute ma vie, dit-elle, j’ai vu les élus conduits au temple en chaise à porteurs, vêtus de soie éclatante ; tous les gens se prosternent devant eux, tous les ordinateurs leur sont ouverts. Quand ils parlent, c’est comme de la musique. Qui ne voudrait pas être l’un d’eux ?
Qing-jao ne pouvait répondre ouvertement, ne pouvait dire : « Chaque jour, les dieux m’humilient et m’obligent à accomplir des corvées ridicules pour me purifier, et ça recommence le lendemain. »
— Tu ne vas pas me croire, Wang-mu, mais la vie d’ici, dans les rizières, est préférable.
— Non ! cria Wang-mu. Tu as tout appris. Tu sais tout ce qu’il faut savoir ! Tu peux parler de nombreuses langues, tu peux lire tous les alphabets, tu peux avoir des pensées qui sont aussi loin des miennes que les miennes le sont de celles d’un escargot.
— Tu t’exprimes très bien, très clairement, dit Qing-jao. Tu as dû aller à l’école.
— L’école ! dit Wang-mu d’un ton méprisant. Une école pour des enfants comme moi n’intéresse personne ! Nous avons appris à lire, mais juste assez pour lire les prières et les plaques de rues. Nous avons appris à compter, mais juste assez pour faire les commissions. Nous avons appris par cœur les paroles des sages, mais seulement celles qui nous ordonnaient de nous contenter de notre sort et d’obéir à ceux qui en savent plus que nous.
Qing-jao ne s’était jamais doutée que l’école était comme ça. Elle croyait qu’à l’école les enfants apprenaient les mêmes choses qu’elle avait apprises avec ses précepteurs. Mais elle comprit tout de suite que Si Wang-mu devait forcément dire la vérité : un enseignant ne pouvait manifestement pas apprendre à trente élèves tout ce que Qing-jao avait appris en tant qu’unique élève de nombreux professeurs.
— Mes parents sont très humbles, dit Wang-mu. Pourquoi devraient-ils perdre du temps à m’apprendre plus que ce qu’une domestique a besoin de savoir ? Parce que mon plus grand espoir dans la vie, c’est d’être lavée dans les formes et devenir la servante de quelque riche. Mes parents ont pris grand soin de m’apprendre à frotter un parquet.
Qing-jao songea à toutes les heures qu’elle avait passées au-dessus des parquets de sa maison à suivre les lignes du bois d’un mur à l’autre. Pas une seule fois elle ne s’était rendu compte de tout le travail que les domestiques devaient faire pour conserver aux parquets un brillant et une propreté tels que ses robes ne gardaient jamais de traces visibles de ses évolutions à quatre pattes.
— Je m’y connais un peu en parquets, dit Qing-jao.
— Tu t’y connais un peu en tout, dit Wang-mu amèrement. Alors, ne me raconte pas que c’est dur d’être une élue des dieux. Les dieux n’ont jamais pensé à moi, et moi je te dis que c’est bien pis !
— Pourquoi n’as-tu pas eu peur de me parler ?
— J’ai décidé de n’avoir peur de rien, dit Wang-mu. Qu’est-ce que tu pourrais me faire qui soit pire que la vie que je vais avoir de toute façon ?
Je pourrais t’obliger à te laver les mains jusqu’à ce qu’elles saignent chaque jour de ta vie.
C’est alors qu’un revirement se fit dans l’esprit de Qing-jao et qu’elle comprit que cette fille ne penserait peut-être pas que c’était là un sort pire que sa propre existence. Peut-être que Wang-mu ne répugnerait pas à se laver les mains jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un lambeau de chair effrangée sur les moignons de ses poignets – si seulement elle pouvait apprendre tout ce que Qing-jao savait. Qing-jao s’était sentie tellement écrasée par l’impossibilité de la tâche que son père lui avait assignée ! Et pourtant, c’était une tâche, qu’elle y réussisse ou non, qui changerait le cours de l’histoire. Wang-mu vivrait toute sa vie sans jamais se voir confier une seule tâche qui ne soit pas à refaire le lendemain ; toute la vie de Wang-mu se passerait à faire un travail qu’on ne remarquerait ou dont on ne parlerait que si elle le faisait mal. Le travail d’une domestique n’était-il pas presque aussi ingrat, en dernière analyse, que le rite de purification ?
— La vie d’une domestique doit être pénible, dit Qing-jao. Je suis heureuse pour toi que tu n’aies pas encore été engagée.
— Mes parents attendent toujours, dans l’espoir que je serai jolie quand je serai une femme, parce qu’ils toucheront alors une plus grosse prime lorsqu’ils proposeront mes services. Peut-être que le valet d’un homme riche voudra bien de moi comme épouse ; peut-être qu’une dame riche voudra bien de moi comme servante secrète.
— Tu es déjà jolie, dit Qing-jao.
— Mon amie Fan-liu travaille déjà, dit Wang-mu en haussant les épaules, et elle dit que les filles les plus laides travaillent plus dur, mais que l’élément masculin les laisse tranquilles. Les laides sont libres de penser comme elles veulent. Elles ne sont pas obligées de dire tout le temps des gentillesses à leur maîtresse.
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