— Les élus des dieux répondent à d’autres voix que la tienne, petite.
C’était dit gentiment. Qing-jao admirait souvent la gentillesse et la sagesse des gens que son père prenait à son service. Elle se demandait si elle avait choisi aussi sagement sa première domestique.
À peine avait-elle envisagé ce problème qu’elle comprit qu’elle avait mal agi en prenant une décision si précipitée, et sans consulter son père au préalable. Wang-mu se révélerait peut-être désespérément inapte et le père de Qing-jao lui reprocherait d’avoir agi stupidement.
Le simple fait d’imaginer la désapprobation de son père déchaîna immédiatement les reproches des dieux. Qing-jao se sentit impure. Elle se précipita dans sa chambre et ferma la porte. Par une amère ironie, elle n’avait cessé de songer à quel point l’obligation d’accomplir les rites qu’exigeaient les dieux était détestable, à quel point leur culte était vide de sens, mais, lorsqu’elle nourrissait la moindre pensée déloyale envers son père ou le Congrès stellaire, elle devait faire pénitence séance tenante.
D’ordinaire, elle passait une demi-heure, une heure, parfois plus, à résister au besoin de pénitence en endurant sa propre souillure. Mais aujourd’hui elle était avide de se purifier. À sa façon, le rituel était logique ; il avait une structure, un commencement, une fin, et comportait des règles à observer. Tout le contraire du problème posé par la flotte de Lusitania.
À genoux, elle choisit délibérément la veine la plus mince et la plus indistincte dans la lame la plus claire qu’elle put trouver sur le parquet. La pénitence serait difficile ; peut-être qu’alors les dieux la jugeraient assez pure pour lui montrer la solution au problème que son père lui avait posé. Il lui fallut une demi-heure pour traverser la pièce, car elle perdait sans cesse le fil du bois et devait à chaque fois recommencer.
Finalement, le corps épuisé par le labeur vertueux et les yeux douloureux à force de scruter les lignes du bois, elle avait désespérément besoin de dormir ; au lieu de quoi, elle s’assit par terre devant son terminal et demanda à faire le point sur ses recherches. Après avoir examiné et éliminé toutes les absurdités inutiles que l’enquête avait fait remonter à la surface, Qing-jao avait regroupé les hypothèses en trois grandes catégories. Un, la disparition de la flotte avait été causée par un événement naturel qui, à la vitesse de la lumière, n’était pas encore visible dans les instruments des astronomes, tout simplement. Deux, la rupture des communications par ansible résultait soit d’un sabotage, soit d’un ordre général au niveau de la flotte. Trois, la rupture des communications était causée par un quelconque complot planétaire.
Le premier groupe d’hypothèses était pratiquement éliminé, vu la manière dont la flotte voyageait. Les vaisseaux n’étaient tout simplement pas assez proches les uns des autres pour être simultanément détruits par quelque phénomène naturel connu. La flotte ne s’était pas regroupée avant de partir – l’existence des ansibles rendait l’opération superflue. Chaque unité faisait route vers Lusitania à partir de la position qui se trouvait être la sienne lorsqu’elle avait été affectée à l’expédition.
Les hypothèses du deuxième groupe étaient presque aussi invraisemblables, du fait que la flotte avait disparu en totalité, sans aucune exception. Se pouvait-il qu’un plan élaboré par des humains fonctionne avec un tel degré de perfection et ce, sans laisser de traces de préméditation dans aucune des bases de données ni dans les profils de personnalité ou les registres de communications tenus à jour par les ordinateurs en site planétaire ? Il n’y avait pas non plus le moindre indice prouvant que quiconque ait falsifié ou dissimulé des données, ou masqué des communications pour éviter de laisser un sillage de preuves. Si la machination émanait de la flotte, il n’y avait aucune preuve de dissimulation ni d’erreur.
La même absence d’indices rendait l’idée d’une conspiration planétaire encore plus invraisemblable. Et ce qui rendait encore plus improbable l’ensemble de ces hypothèses, c’était la simultanéité absolue des faits. Pour autant qu’on pouvait en juger, toutes les unités de la flotte avaient interrompu leurs communications par ansible presque exactement au même moment. Il y avait peut-être eu un décalage de quelques secondes, voire de quelques minutes, mais jamais plus de cinq minutes, pas assez pour qu’on remarque sur un vaisseau la disparition d’un autre.
La conclusion était d’une élégante simplicité. Il ne restait rien. La somme des indices ne pourrait jamais être plus complète et rendait inconcevable toute explication rationnelle.
Pourquoi mon père me ferait-il ça ? se demanda Qing-jao, une fois de plus.
Instantanément – comme d’habitude –, elle se sentit impure rien que pour avoir formulé pareille question, pour avoir douté de la rectitude absolue de son père dans toutes ses décisions.
Elle ne se lava pas, mais laissa la voix des dieux enfler en elle, laissa leur commandement se faire plus pressant. Cette fois, ce n’était pas le désir vertueux de la discipline qui la portait à résister. Cette fois, elle tentait délibérément d’attirer le plus possible l’attention des dieux. Ce ne fut que lorsque le besoin de se purifier la fit haleter, que lorsqu’elle frissonna au moindre contact physique – une main frôlant son genou – qu’elle posa tout haut sa question.
— C’est vous, n’est-ce pas ? dit-elle aux dieux. Vous devez avoir fait ce qu’aucun être humain n’aurait pu faire. Vous avez tendu la main et isolé la flotte de Lusitania.
La réponse vint, non en paroles, mais sous forme d’un besoin toujours plus pressant de purification.
— Mais le Congrès et l’Amirauté ne sont pas sur la Voie. Ils ne peuvent imaginer la porte dorée qui mène à la cité dans la montagne de jade au couchant. Si mon père leur dit : « Les dieux ont dérobé votre flotte pour vous punir de votre méchanceté », ils ne feront que le mépriser. S’ils le méprisent, lui, notre plus grand homme d’Etat contemporain, ils nous mépriseront tout autant. Et si la planète de la Voie est couverte de honte à cause de mon père, il en sera anéanti. Est-ce pour cela que vous avez agi ainsi ?
Elle se mit à pleurer.
— Je ne vous laisserai pas anéantir mon père. Je trouverai un autre moyen. Je trouverai une réponse qui les satisfera. Je vous défie !
À peine avait-elle prononcé ces paroles que les dieux lui envoyèrent la plus écrasante impression d’abominable saleté qu’elle ait jamais ressentie. Tellement puissante qu’elle en eut le souffle coupé et tomba en avant, se retenant au terminal. Elle essaya de parler, d’implorer leur pardon, mais elle eut un haut-le-cœur et avala énergiquement sa salive pour s’empêcher de vomir. Elle avait impression que ses mains répandaient de la bave sur tout ce qu’elle touchait ; tandis qu’elle se remettait péniblement debout, sa robe lui colla à la peau comme si elle était enduite d’une épaisse couche de graisse noire.
Mais elle ne se lava pas. Elle ne tomba pas non plus à genoux pour scruter les lignes du bois. Elle se dirigea en titubant vers la porte, avec l’intention de descendre chez son père.
Elle fut arrêtée sur le seuil. Pas physiquement, bien sûr – la porte tourna sur ses gonds aussi facilement que d’habitude mais elle ne pouvait pas passer pour autant. Elle avait entendu dire que les dieux capturaient leurs serviteurs infidèles dans l’embrasure des portes, mais c’était la première fois que la chose lui arrivait. Elle ne parvenait pas à comprendre ce qui l’empêchait d’avancer. Son corps était libre de ses mouvements. Il n’y avait pas de barrière. Mais elle était saisie d’une angoisse si écœurante à la pensée de franchir le seuil qu’elle savait qu’elle ne pouvait le faire, qu’elle savait que les dieux exigeaient une pénitence, une purification quelconque, faute de quoi ils ne la laisseraient jamais quitter sa chambre. Scruter le grain du bois, se laver les mains ? Non. Que voulaient les dieux ?
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