— Je suis la xénobiologiste en chef, dit Novinha. C’est à moi seule d’apprécier quand nous en saurons assez. C’est compris ?
Elle attendit que tous et toutes donnent leur assentiment. Ce qu’ils firent, sans exception.
Novinha se leva. La réunion était terminée. Quara et Grego partirent presque immédiatement ; Novinha embrassa Ender sur la joue, puis le raccompagna avec Ela jusqu’à la porte de son bureau.
Ender s’attarda dans le laboratoire pour s’entretenir avec Ela.
— Y a-t-il vraiment un moyen de répandre ton virus de substitution dans toute la population de chaque espèce indigène de Lusitania ?
— Je ne sais pas, dit Ela. C’est moins problématique que de l’introduire dans toutes les cellules d’un organisme individuel assez rapidement pour que la descolada ne puisse ni s’adapter ni lui échapper. Je vais être obligée de créer un genre de virus porteur, et je serai probablement obligée de le construire en partie sur le modèle de la descolada elle-même. La descolada est le seul parasite que je connaisse qui envahit l’hôte aussi rapidement et aussi complètement que le virus porteur que je compte lui substituer. Le côté ironique de l’opération est que je vais apprendre comment remplacer la descolada en empruntant des techniques au virus lui-même.
— Ce n’est pas de l’ironie, dit Ender. C’est ainsi que va le monde. Quelqu’un m’a dit un jour que le seul enseignant qui compte pour vous est votre ennemi.
— Alors Quara et Grego doivent se décerner mutuellement la mention très bien, dit Ela.
— Leur querelle est saine, dit Ender. Elle nous force à soupeser tous les aspects de notre travail.
— Elle ne le sera plus si l’un d’eux décide de la faire sortir de la famille, dit Ela.
— Nous lavons notre linge sale en famille, dit Ender. Je suis bien placé pour le savoir.
— Au contraire, Ender. Tu devrais être bien placé pour savoir combien nous sommes impatients de parler à des inconnus, quand nous estimons que notre besoin le justifie suffisamment.
Ender dut avouer qu’elle disait vrai. La première fois qu’il était venu sur Lusitania, il avait eu du mal à inspirer assez confiance à Quara, Grego, Miro, Quim et Olhado pour qu’ils lui parlent. Mais Ela lui avait parlé d’emblée, et les autres enfants de Novinha avaient suivi. Et Novinha elle-même avait fini par se laisser charmer. Tous étaient d’une immense loyauté à leur famille, mais ils étaient aussi volontaires, obstinés, et pas un seul ne mettait son propre jugement en doute devant qui que ce soit. Grego ou Quara – l’un ou l’autre – pourrait très bien décider qu’il était dans l’intérêt de Lusitania, de l’humanité ou de la science d’informer la population, et c’en serait fini de la règle du secret. Tout comme la règle de non-ingérence dans la vie des piggies avait été bafouée avant même l’arrivée d’Ender.
Comme c’est charmant ! songea Ender. Encore une source possible de désastre devant laquelle je suis totalement démuni.
En quittant le laboratoire, Ender regretta, comme il l’avait fait souvent déjà, que Valentine ne soit pas là. C’était elle qui excellait à débrouiller les dilemmes éthiques. Elle serait là bientôt, mais serait-ce assez tôt ? Ender comprenait les points de vue exposés à la fois par Quara et Grego et était d’accord avec la plupart d’entre eux. Ce qui l’agaçait le plus, c’était la nécessité de maintenir un secret si rigoureux qu’il ne pouvait même pas parler aux pequeninos, même pas à Humain lui-même, d’une décision qui les affecterait tout autant qu’elle affecterait les colons terriens. Et pourtant, Novinha avait raison. Mettre la question sur la place publique, avant même qu’ils sachent si l’opération était possible, conduirait, au mieux, à la confusion, au pis, à un conflit meurtrier. Les pequeninos étaient actuellement une espèce pacifique, mais leur histoire était jalonnée de guerres sanglantes.
Lorsque Ender franchit la porte pour retourner vers les plantations expérimentales, il aperçut Quara debout près de l’arbre-père Humain, baguettes à la main, en pleine conversation. Elle n’avait pas vraiment frappé sur le tronc, sinon Ender l’aurait entendu. Elle devait donc avoir besoin de discrétion. Pas de problème. Ender ferait un grand détour pour éviter de s’approcher assez près pour surprendre l’entretien.
Mais lorsqu’elle le vit regarder de son côté, Quara mit immédiatement fin à sa conversation avec Humain et se dirigea d’un pas rapide vers la porte. Ce qui la conduisit évidemment à rencontrer Ender.
— On fait des confidences ? demanda Ender.
Il l’avait dit pour plaisanter, mais lorsque les mots sortirent de sa bouche et que le visage de Quara s’assombrit, il comprit quel était exactement le secret que Quara était en train de révéler. Et la réaction de Quara vint confirmer ses soupçons.
— Ma conception de l’équité n’est pas toujours celle de ma mère, dit Quara. La tienne non plus, en l’occurrence.
Il savait qu’elle pourrait le faire, mais il ne lui était jamais venu à l’idée qu’elle puisse le faire si vite après avoir promis le contraire.
— Mais l’équité est-elle toujours ce qui compte le plus ? demanda Ender.
— Pour moi, oui.
Elle tenta de faire volte-face et de repasser la porte, mais Ender la prit par le bras.
— Lâche-moi.
— Faire des confidences à Humain est une chose, dit Ender. Il est très sage. Mais ne parle à personne d’autre. Certains pequeninos – certains mâles – peuvent se montrer plutôt agressifs s’ils croient être dans leur droit.
— Ce ne sont pas seulement des mâles, dit Quara. Ils se donnent le nom de « maris ». Peut-être devrions-nous les appeler « hommes », ajouta-t-elle avec un sourire triomphant. Tu n’es pas du tout aussi tolérant que tu te plais à l’imaginer.
Sur ce, elle partit en le frôlant, passa la porte et entra dans la ville.
Ender alla voir Humain et se planta devant lui.
— Qu’est-ce qu’elle t’a dit. Humain ? T’a-t-elle dit que je mourrais plutôt que de laisser quiconque anéantir la descolada si cela vous mettait en danger, toi et ton peuple ?
Bien sûr, Humain ne put lui répondre immédiatement, car Ender n’avait pas la moindre intention de frapper sur le tronc avec les baguettes ; s’il le faisait, les pequeninos mâles l’entendraient et accourraient. Il n’y avait pas de secrets entre les pequeninos et les arbres-pères. Si un arbre-père avait besoin de discrétion, il pouvait toujours s’entretenir silencieusement avec les autres arbres-pères : leurs esprits communiquaient de la même manière que la reine communiquait avec les doryphores qui lui servaient d’yeux, d’oreilles, de mains et de pieds. Si seulement, songeait Ender, je pouvais entrer dans ce réseau : un langage instantané fait de pensée pure projetable en un point quelconque de l’univers !
Néanmoins, il lui fallait dire quelque chose pour neutraliser ce que Quara avait dû raconter à Humain.
— Humain, nous faisons l’impossible pour sauver à la fois les êtres humains et les pequeninos. Nous tentons de sauver le virus de la descolada, si nous le pouvons. Ela et Novinha sont très compétentes. Grego et Quara aussi, d’ailleurs. Mais, pour l’instant, je te prie de nous faire confiance et de ne rien dire à personne. S’il te plaît. Si les humains et les pequeninos venaient à appréhender l’ampleur du danger qui nous attend avant que nous soyons prêts à prendre des mesures pour le repousser, les conséquences seraient violentes et effroyables.
Il n’y avait rien d’autre à dire. Ender retourna à l’exploitation expérimentale. Avant que la nuit tombe, Planteur et lui-même terminèrent les relevés, puis incendièrent et irradièrent toute la parcelle. Aucune molécule complexe ne survécut derrière la barrière de disruption. Ils avaient fait tout ce qu’ils pouvaient pour que soit oublié tout ce que la descolada aurait pu apprendre dans ce champ.
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