— Mademoiselle, vous me demandez de trahir mes employeurs. Je pense que vous savez comme moi que ça ne se fait pas dans notre métier.
— Tu parles, Charles. Vous savez parfaitement que votre vie dépend de vos réponses. Essayez seulement de vous rappeler ce qui est arrivé à la bande qui m’a sauté dessus à la ferme du Dr Baldwin.
— Je m’en souviens. J’y ai souvent repensé. Oui, c’est moi qui dirige l’opération. Il n’y a que Tilly qui ne dépende pas de moi.
— Qui est-ce ?
— Désolé. Je veux dire Shizuko. A l’université de Californie, elle s’appelait Matilda. Matilda Jackson. Il y avait deux mois que nous attendions au Sky High Hotel…
— Nous. Qui, nous ? Et n’essayez pas de m’apprendre le code du mercenaire. Shizuko sera là d’un instant à l’autre.
Il m’a débité rapidement la liste. Pas de surprise. Je les avais tous repérés. Quelle bande d’amateurs ! Le Patron n’aurait pas toléré ça.
— Continuez.
— On nous a prévenus que nous embarquions à bord du Forward vingt-quatre heures avant. On m’a donné des holos de vous. Quand je vous ai reconnue, j’ai failli m’évanouir.
— Pourquoi ? Les photos étaient si mauvaises que ça ?
— Non, non, elles étaient parfaites. Mais je croyais que vous étiez morte. Je veux dire, dans l’incendie. Et… oui, je dois dire que j’en ai eu de la peine.
— Merci beaucoup… Donc, vous êtes sept et c’est vous qui dirigez. Mais pourquoi ai-je besoin de sept chaperons ?
— Ça, je pensais que vous pourriez me le dire. Mais je ne peux que vous rapporter mes instructions. Il faut que vous atteigniez le Royaume en parfait état de santé. Sans une égratignure. Dès notre arrivée, un officier mandaté par le palais viendra à bord et vous lui serez confiée. A partir de là, ce sera son problème. Mais nous ne toucherons notre prime qu’après l’examen physiologique auquel vous serez soumise.
J’ai réfléchi un moment. Cela semblait correspondre tout à fait avec les préoccupations de Mr. Sikmaa. Pourtant… quelque part, ça sonnait faux… Tout cadrait mais… Sept personnes, employées à plein temps, rien que pour m’éviter de tomber dans un escalier ? Non…
— Bon, ai-je dit, je ne vois vraiment pas d’autre question à vous poser pour le moment, mon vieux. Du moins jusqu’à ce que Shizuko revienne. Je veux dire, « Tilly ».
— D’accord. Pourquoi ne m’appelez-vous jamais par mon prénom, Vendredi ?
— Ça vous fait quelque chose ? Vous ne voulez quand même pas que je vous appelle « Howard J. Bullfinch », non ?
— En règle générale, on m’appelle Pete…
— Parce que votre prénom est Peter ?
— Non, pas du tout… C’est Percival.
J’ai eu beaucoup de mal à me retenir de rire.
— Ah ! Percival… Toute la légende… L’homme brave… Mais je crois bien que Tilly doit attendre à la porte. Il est l’heure de mon bain. Un dernier mot, cependant : est-ce que vous savez pourquoi vous respirez encore ?
— Non.
— Parce que vous m’avez laissée pisser. Avant de m’attacher sur ce lit…
— Oui… Et je me suis fait engueuler pour ça…
— Pourquoi ?
— Le Major voulait que vous pissiez sur vous. Il disait que cela vous ferait craquer plus vite.
— Quel crétin ! Pete, mon vieux, c’est en fait à ce moment-là que j’ai décidé que votre cas n’était pas désespéré…
Outpost, ce n’est pas grand-chose. Le soleil est de classe G8, ce qui le met tout en bas de la liste, puisque le soleil de la Terre est G2. Il est affreusement plus froid. Mais ce qui compte, c’est qu’il soit de type G. Là, je me laisse influencer par Jerry. Selon lui, il est quand même probable que nous arrivions à nous installer sur des planètes dont le primaire n’est pas du type solaire, mais tout dépend du taux de radiations mortelles et du spectre visuel… De toute façon, il existe près de quatre cents étoiles de type G entre la Terre et le Royaume… Ce qui représente un programme de colonisation plutôt important dans les années à venir.
Prenons une étoile de type G. Il faut que la planète visée soit à une distance particulière. Pour n’être ni trop chaude ni trop froide. Avec une gravité suffisante pour retenir son atmosphère. Une atmosphère qui devra être mûrie afin d’entretenir la vie-telle-que-nous-la-connaissons. (Pour ce qui est de la vie-telle-que-nous-ne-la-connaissons-pas, c’est un sujet fascinant, mais sur lequel il conviendrait de revenir un peu plus tard. De même que sur les cyborgs ou les êtres artificiels considérés comme des colons…)
Mais Outpost est un cas limite. Le taux d’oxygène de son atmosphère est tellement pauvre qu’il faut marcher très lentement au bord de la mer. Sa distance par rapport à son soleil est telle qu’elle ne connaît que deux saisons : la froide et la glaciale. Elle n’est presque pas inclinée sur son axe : résultat, l’hiver est toujours là, où que vous soyez. Oh ! il existe bien une espèce de saison de part et d’autre de l’équateur, mais, bien sûr, c’est l’hiver qui dure le plus longtemps… C’est la Loi de Kepler qui veut ça… En tout cas, cela me passionne. Pourquoi ? Parce que je n’ai jamais été plus loin que Luna. Et Outpost est à plus de quarante années-lumière de la Terre.
Je m’étais couchée à dix heures après avoir passé une bonne soirée. A deux heures, je m’étais levée pour aller à la salle de bains. J’avais fermé la porte parce que, d’ordinaire, Shizuko arrivait immédiatement derrière moi.
J’ai vomi immédiatement.
Ce qui m’a surprise. Bien sûr, je suis quelquefois malade, par exemple lorsque j’emprunte la Vrille. Durant des heures. Mais, depuis le départ, à bord du Forward, je n’avais plus rien ressenti. Si ce n’est la secousse immédiatement après le passage en phase pour lequel nous avions été prévenus…
Est-ce que la gravité artificielle était parfaitement stable à présent ? Impossible d’en être sûre. En tout cas, j’avais été aussi malade que sur la Vrille…
Je me suis rincé la bouche avant de me laver les dents.
Je me suis dit : Ma petite Vendredi, ça n’est pas à cause de ça que tu vas te priver de visiter cette jolie planète. De plus, tu as pris deux kilos de trop et il faut que tu les perdes. D’accord ?
Après cette petite entrevue avec mon estomac, je suis sortie. Shizuko (alias Tilly) m’a aidée à enfiler une combinaison, et je me suis rendue au sas à tribord. Depuis que j’étais au courant du rôle véritable de Shizuko, je la supportais mal. Et j’avais tort, sans doute. Mais les espions ne sont pas toujours très justes ni magnanimes. En fait, je ne me montrais pas vraiment injuste avec Shizuko : je faisais tout mon possible pour l’ignorer. Mais ce matin-là en particulier, je ne me sentais pas du tout sociable.
Mr. Woo, vice-trésorier du bord, chargé des excursions au sol, se trouva sur mon chemin.
— Miss Vendredi… votre nom ne figure pas sur ma liste.
— En tout cas, j’ai signé. Vous feriez bien d’appeler le commandant.
— Non, je ne peux pas.
— Vraiment ? Alors, en ce cas, je vais m’asseoir ici. Mais je dois vous prévenir, Mr. Woo : si vous entendez me servir une excuse à propos d’une erreur…
— Mmm… Oui, je suppose qu’il s’agit effectivement d’une erreur. Pourquoi n’entrez-vous pas ? Juste le temps de vérifier.
Il ne s’est pas du tout opposé au fait que Shizuko me suive. Nous avons emprunté une très longue coursive jusqu’à une pièce qui évoquait vaguement l’intérieur d’un VEA omnibus avec sa double console de contrôle, ses sièges et son immense baie. Pour la première fois, brusquement, je voyais la lumière du soleil.
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