— Il fallait bien qu’elle signe tout, a dit Goldie.
Un des officiers de notre état-major nous accompagnait, un certain Burton McNye, un garçon calme qui n’exprimait que rarement son opinion. Pourtant, cette fois, il intervint :
— Je suis navré que vous vous soyez contrôlée, Anna. Regardez-moi : je n’ai pas d’argent liquide, je me sers de ma carte de crédit pour tout. Cette conne a refusé de me donner mon chèque avant que je ne lui aie rendu ma carte de crédit. Qu’est-ce qui se passe pour un virement sur une banque de la Lune ? Est-ce qu’on peut l’encaisser en liquide ? Je crois que je vais dormir au Plaza, cette nuit.
— Mr. McNye…
— Oui, miss Vendredi ?
— Je ne suis plus « miss » Vendredi. Simplement Vendredi.
— Et moi, c’est Burt.
— O.K., Burt. J’ai un peu d’espèces et une carte de crédit sur laquelle Wainwright n’a pas pu mettre les pattes. Bien qu’elle ait essayé. Vous avez besoin de combien ?
Avec un sourire, il m’a tapoté le genou.
— J’ai entendu dire des tas de choses agréables sur vous, et il semble bien qu’elles soient exactes. Merci, ma chérie, mais je vais essayer de m’en tirer seul. D’abord, je vais aller porter ça à la Bank of America. S’ils ne veulent pas me le payer en liquide, ils me feront peut-être une avance. Sinon, j’irai au building de la C.C.C. et je m’accrocherai au bureau jusqu’à ce qu’on m’ait trouvé un lit. Bon sang ! le chef aurait certainement fait le nécessaire pour que nous ayons tous quelques centaines de dollars en espèces. Mais Wainwright a voulu nous forcer à signer avec tous ses copains. Si elle la ramène encore, je crois bien que je suis assez remonté pour me souvenir de tout ce qu’on m’a appris pendant la formation de base.
— Burt, n’essayez pas de vous en prendre à un avocat à mains nues. La seule façon de le faire, c’est avec un autre avocat, plus malin. Écoutez, nous allons arriver au Cabaña. Si vous n’arrivez pas à obtenir du liquide, acceptez mon offre. Ça ne me dérange pas.
— Merci, Vendredi. Mais je crois que je vais essayer de la faire cracher. Vraiment.
Goldie nous avait réservé un petit appartement. Il y avait une grande chambre avec un lit hydropneumatique, ainsi qu’un living dont le divan faisait lit double. Je me suis assise pour lire la lettre du Patron pendant qu’Anna et Goldie allaient à la salle de bains. J’ai pris leur suite et, quand je suis sortie du bain, je les ai trouvées dans le grand lit, profondément endormies. Ce qui n’était pas surprenant, étant donné la tension nerveuse qu’elles avaient supportée. Je n’ai pas fait le moindre bruit et j’ai lu ma lettre :
Ma chère Vendredi,
Ceci est l’ultime occasion de m’adresser à vous et je dois donc vous faire part de certaines choses que je n’ai pu vous dire lorsque j’étais vivant et que j’étais votre employeur.
A propos de vos origines : vous avez toujours fait montre d’une grande curiosité à ce propos, et c’est compréhensible. Étant donné que votre fonds génétique provient de plusieurs sources et que toutes les archives les concernant ont été détruites, je ne peux guère vous en parler. Mais je peux néanmoins citer deux sources dont vous devriez être fière, qui sont, pour l’histoire, Mr et Mrs Joseph Green. Dans un cratère, près de Luna City, il existe un mémorial à leurs noms, mais il n’y a rien d’autre à voir dans cette région de la Lune et cela ne justifie guère l’expédition éventuelle. Si vous interrogez la Chambre de Commerce de Luna City à cet égard, vous obtiendrez sans doute une cassette avec l’histoire détaillée de ce qu’ils ont accompli. Quand vous l’écouterez, vous comprendrez pourquoi je vous avais demandé de ne pas juger les assassins. L’assassinat n’est généralement pas un travail honorable… mais il existe d’honorables tueurs qui peuvent devenir des héros. Écoutez la cassette et jugez par vous-même.
Les Green ont été mes collègues neuf années durant. Leur métier était dangereux et je leur ai demandé de bien vouloir déposer du matériel génétique, sperme et ovules. Quand ils ont été tués, j’ai demandé une analyse qui a révélé qu’ils étaient incompatibles. La fertilisation directe aurait provoqué le renforcement des facteurs allélomorphes négatifs [19] Opposition des caractères héréditaires. (N.d.T.)
.
Quand il devint possible de créer des êtres artificiels, ces gènes, par contre, purent être utilisés séparément. Vous êtes le résultat de la seule réussite car toutes les autres combinaisons tentées à partir des mêmes gènes ont échoué. Un bon ingénieur génétique travaille un peu comme un bon photographe : il écarte tout ce qui ne lui semble pas atteindre la perfection. Mais nul ne travaillera plus à partir des gènes des Green…
Il est impossible de définir quels sont les rapports qui vous unissent à eux, mais ils pourraient être comparés à ceux qui unissent une femme à son arrière-arrière-grand-père. Bien sûr, vous provenez d’autres sources, mais vous devez être assurée d’une chose : tout a été sélectionné afin de recomposer en vous le meilleur de l’Homo sapiens. Tel est votre potentiel, que vous décidiez ou non de l’utiliser.
Avant la destruction des archives vous concernant, j’ai cédé à ma curiosité et j’ai dressé la liste de vos origines ethniques. Pour autant que je puisse m’en souvenir, vous êtes : finlandaise, polynésienne, amérindienne, inuit, irlandaise, swazi, coréenne, hindi, anglaise. Sans mentionner différents éléments venus d’ailleurs. Vous voyez que jamais vous ne pourrez vous offrir le luxe d’être raciste car ce serait une façon de vous mordre la queue !
Tout cela pour vous dire que les meilleurs matériaux ont été sélectionnés afin de vous concevoir, sans distinction d’origines. Mais c’est pure chance que vous soyez aussi jolie.
(« Jolie ! » Patron, vous savez, j’ai un miroir. Est-ce que vous étiez bien quand vous avez écrit cela ? D’accord, j’ai de bonnes mensurations, je suis une athlète, mais c’est bien pour ça qu’on m’a créée. En tout cas, cela me fait plaisir…)
Un dernier point sur lequel je vous dois une explication sinon des excuses. Il avait été bien entendu que vous seriez élevée par des parents comme une enfant naturelle. Mais, alors que vous ne dépassiez guère cinq kilos, on m’a envoyé en prison. Ultérieurement, bien sûr, je suis parvenu à m’évader, mais je n’ai pas pu revenir sur Terre jusqu’au lendemain de la Deuxième Révolte atlantique. Et vous gardez encore les cicatrices de cette situation malheureuse, je le sais. J’espère qu’un jour vous vous débarrasserez enfin de la crainte et de la méfiance que vous entretenez à l’égard des « humains ». Cela ne vous rapporte rien et ce serait même un handicap. Il viendra bien un jour où vous prendrez émotionnellement conscience de ce que vous savez déjà par votre intellect. C’est-à-dire qu’ils sont jetés comme vous dans le grand fleuve du Temps.
Que puis-je ajouter ? Ce concours malheureux de circonstances vous a rendu trop sentimentale, trop vulnérable. Ma chérie, il faut que vous vous guérissiez de votre culpabilité, de votre peur, de votre honte. Je crois que vous avez réussi à ne plus vous apitoyer sur vous-même
(Ça, c’est sûr !)
mais, sinon, il faut vous y attacher. Je pense que vous êtes immunisée contre les tentations de la religion. Si tel n’est pas le cas, je ne puis vous aider, pas plus que je ne le pourrais si vous veniez à être sous l’emprise d’une drogue. Il arrive que la religion soit une source de bonheur et je n’entends pas interdire le bonheur à qui que ce soit. Mais c’est un réconfort pour les faibles et non pour les forts – et forte, vous l’êtes. Le grand défaut de toute religion, c’est que, dès que l’on admet certaines propositions de la foi, on est incapable de les juger. On peut se plonger dans le brasier de la foi ou vivre dans l’incertitude de la raison – mais jamais les deux à la fois.
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