— J’ai perdu la forme, dit-il. Je passe trop de temps au bureau. J’ai besoin de soulever quelques établis en guise d’exercice.
Kaye lui montra son pouce et son index, séparés par deux ou trois centimètres, puis leur imprima des mouvements rythmiques.
— Commence par manipuler une éprouvette, lui conseilla-t-elle.
— Cerveau droit, cerveau gauche. (Saul se plaqua les mains sur les tempes et fit osciller sa tête.) Tu as trois semaines de blagues à rattraper sur Internet.
— Pauvre de moi.
— Petit déjeuner ! s’exclama-t-il en mettant le pied à terre. En bas, tout frais, prêt à être réchauffé.
Kaye enfila sa robe de chambre et le suivit. Saul est de retour, se dit-elle pour se convaincre. Le Bon Saul est de retour.
Il s’était arrêté à l’épicerie du coin pour acheter des croissants au jambon et au fromage. Il posa leurs plateaux sur la petite table du porche de derrière, entre des tasses de café et des verres de jus d’orange. Le soleil était brillant, et l’air purifié par l’averse se réchauffait doucement. La journée s’annonçait magnifique.
Lorsque Kaye se trouvait en présence du Bon Saul, l’attrait des montagnes s’estompait doucement, comme un espoir juvénile. Elle n’avait pas besoin de s’enfuir. Saul lui raconta ce qui s’était passé à EcoBacter, lui parla du périple qui l’avait conduit en Californie, dans l’Utah puis à Philadelphie, où il avait rencontré des clients et des associés.
— L’enquêteur chargé de notre dossier à la FDA [10] Food and Drug Administration: agence de régulation des aliments et des produits pharmaceutiques. (N.d.T.)
a encore ordonné quatre tests préalables à l’application clinique, dit-il d’une voix sardonique. Mais on leur a au moins montré qu’on pouvait mettre en concurrence quatre bactéries antagonistes sur les mêmes ressources et les obliger à produire des armes chimiques. Nous avons démontré que nous étions capables d’isoler les bactériocines, de les purifier, de les produire en masse sous une forme neutralisée… puis de les activer. Inoffensives chez le rat, le hamster et le cercopithèque, efficaces contre les souches résistantes de trois méchants pathogènes. Nous avons tellement d’avance sur Merck et Aventis qu’ils ne peuvent même pas nous cracher sur le dos.
Les bactériocines sont des substances chimiques produites par des bactéries et capables de tuer d’autres bactéries – une nouvelle arme prometteuse parmi un arsenal d’antibiotiques dangereusement réduit.
Kaye buvait ses paroles. Il ne lui avait pas encore annoncé sa fameuse surprise ; il prenait tout son temps, faisait monter le suspense à sa façon. Elle connaissait bien ce petit numéro et refusait d’afficher son impatience – cela aurait trop fait plaisir à Saul.
— Et comme si ça ne suffisait pas, poursuivit-il, les yeux brillants, Mkebe me dit qu’on est sur le point de maîtriser la chaîne de commandement, de contrôle et de communication de Staphylococcus aureus. On va attaquer ces petits salauds sous trois angles différents. Boum !
Abaissant les mains avec lesquelles il soulignait ses propos, il se passa les bras autour du torse comme un petit garçon tout content. Puis son humeur s’altéra.
— Bien, fit-il, le visage soudain neutre. Dis-moi la vérité à propos de Lado et d’Eliava.
Kaye le fixa un instant d’un regard si intense qu’elle faillit loucher. Puis elle baissa les yeux.
— Je crois qu’ils ont décidé de signer avec quelqu’un d’autre.
— Mr. Bristol-Myers Squibb, dit Saul, qui chassa cette contrariété d’un geste de la main. Une architecture d’entreprise fossilisée contre de l’authentique sang neuf. S’ils savaient à quel point ils se trompent !
Il contempla le détroit dans le lointain, plissant les yeux pour mieux voir quelques voiliers qui filaient sur l’écume, propulsés par la brise matinale. Puis il vida son verre de jus d’orange et claqua des lèvres de façon appuyée. Il se trémoussa sur son siège, se pencha en avant, regarda Kaye de ses yeux gris foncé et joignit les mains autour des siennes.
Ça y est, se dit-elle.
— Ils vont le regretter. Nous allons être sacrément occupés durant les mois à venir. Le CDC a annoncé la nouvelle ce matin. Ils ont confirmé l’existence du premier rétrovirus endogène humain viable. Ils ont établi qu’il pouvait se transmettre par contagion latérale. Ils l’ont appelé SHERVA, puis ils ont laissé tomber le R de rétro pour que ça sonne mieux. SHEVA. Joli nom pour un virus, tu ne trouves pas ?
Kaye le regarda fixement.
— Ce n’est pas une blague ? demanda-t-elle d’une voix tremblante. C’est confirmé ?
Saul eut un large sourire et écarta les bras tel Moïse.
— Absolument. La science marche vers la Terre promise.
— À quoi ressemble-t-il ? Il est gros ?
— C’est un rétrovirus, un véritable monstre, quatre-vingt-deux kilobases, trente gènes. Ses composants gag et pol sont sur le chromosome 14, le env sur le chromosome 17. Selon le CDC, il est peut-être légèrement pathogène et l’être humain ne lui oppose qu’une faible résistance, ce qui permet de conclure qu’il est resté en sommeil pendant très longtemps.
Il posa de nouveau sa main sur celle de Kaye et l’étreignit doucement.
— Tu l’avais prédit. Tu avais décrit ces gènes. C’est ton candidat favori, un HERV-DL3 brisé, qu’ils ont sélectionné comme cible, et ils mentionnent ton nom. Ils ont cité tes articles.
— Hou !
Kaye se sentit pâlir. Elle se pencha au-dessus de son plateau, les tempes battantes.
— Est-ce que ça va ?
— Oui, répliqua-t-elle, prise d’un léger vertige.
— Profitons de notre intimité tant que c’est possible, dit Saul d’une voix triomphale. Tous les journalistes scientifiques du pays vont nous téléphoner. Je leur donne deux minutes pour consulter leurs Rolodex et faire des recherches dans MedLine. Tu vas passer à la télé, sur CNN, à Good Morning America.
Kaye ne parvenait pas à croire ce qui lui arrivait.
— Quel type de maladie cause-t-il ? réussit-elle à demander.
— Personne ne l’a expliqué clairement.
Les possibilités se bousculaient dans son esprit. Si elle appelait Lado à l’institut, si elle apprenait la nouvelle à Tamara et à Zamphyra, peut-être qu’ils changeraient d’avis, qu’ils signeraient avec EcoBacter. Saul resterait le Bon Saul, heureux et productif.
— Mon Dieu, nous sommes célèbres, dit-elle, toujours un peu sonnée.
Elle agita les doigts – tra-la-lère.
— Tu es célèbre, ma chérie. C’est ton boulot, et c’est pas de la merde.
Le téléphone sonna dans la cuisine.
— Ça doit être l’Académie royale de Suède, dit Saul en hochant la tête avec sagesse.
Il tendit la médaille en chocolat à Kaye, qui en arracha une bouchée d’un coup de dents.
— Mon cul ! s’exclama-t-elle, ravie, et elle se leva pour aller répondre.
Innsbruck, Autriche
La direction de l’hôpital transféra Mitch dans une chambre individuelle en signe de reconnaissance de sa nouvelle notoriété. Il était ravi de fuir les alpinistes… mais ses propres idées, ses propres sentiments n’avaient plus aucune importance à ses yeux.
En l’espace de deux jours, il avait peu à peu succombé à l’engourdissement mental. L’apparition de son visage aux infos, sur BBC, sur Sky World, et dans les journaux locaux confirmait ce qu’il savait déjà : tout était fini. Il était foutu.
À en croire la presse de Zurich, il était le « seul survivant de l’expédition montagnarde des profanateurs de sépulture ». Munich voyait en lui le « kidnappeur du bébé Hibernatus ». À Innsbruck, on se contentait de le qualifier de « scientifique et voleur ». Grâce à l’obligeance de la police locale, tous les articles mentionnaient sa ridicule histoire de momie neandertalienne. Tous précisaient qu’il avait volé les « os d’un Amérindien » dans le « nord-ouest des États-Unis ».
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