Il reposa son verre lorsque Dicken eut fini son exposé.
— Très intéressant, dit-il en forçant son accent du Sud. Vous avez fait de l’excellent boulot, Christopher.
Dicken sourit mais attendit un commentaire plus détaillé.
— Ça colle en grande partie avec ce que nous savons déjà. J’ai parlé à la ministre de la Santé, reprit Augustine. Elle pense que nous allons devoir révéler la vérité sans tarder, mais de façon progressive. Je suis d’accord. On laissera d’abord les scientifiques s’amuser un peu, entretenir le mystère. De minuscules envahisseurs tapis dans notre corps, bon sang, c’est fascinant, on ne sait pas encore de quoi ils sont capables. Ce genre de truc. Doel et Davison, en Californie, peuvent exposer leur découverte et faire le boulot à notre place. Ils ont bien bossé et méritent leur parcelle de gloire. (Il reprit son verre de bourbon et fit tinter les glaçons.) Le docteur Mahy vous a-t-il dit quand vos prélèvements pourront être analysés ?
— Non.
Augustine se fendit d’un sourire compatissant.
— Vous auriez préféré les suivre à Atlanta ?
— J’aurais préféré aller là-bas et les analyser moi-même.
— Je me rends à Washington jeudi prochain – pour soutenir la ministre devant le Congrès. Le NIH y sera peut-être. Nous n’avons pas encore demandé l’intervention du secrétaire du HHS. Je veux que vous m’accompagniez. Je vais demander à Francis et à Jon de publier leur communiqué demain matin. Ça fait une semaine qu’il est prêt.
Dicken exprima son admiration avec un petit sourire ironique. Le HHS – Health and Human Services [8] Service sanitaire et humanitaire (N.d.T.)
– était la gigantesque agence gouvernementale supervisant le NIH – National Institute of Health [9] Institut national de la Santé. (N.d.T.)
– et le CDC basé à Atlanta, en Géorgie.
— Une machine bien huilée, dit-il.
Augustine interpréta cette remarque comme un compliment.
— On a encore la tête dans le cul. Notre position sur le tabac et les armes à feu a irrité le Congrès. Ces salauds à Washington ont décidé de nous prendre pour cible. Ils ont diminué nos subventions d’un tiers pour aider à financer une nouvelle baisse des impôts. Et maintenant un danger apparaît et, cette fois-ci, il ne vient ni d’Afrique ni de la forêt amazonienne. Rien à voir avec les sévices que nous infligeons à mère Nature. Un coup du sort né au sein même de nos petits corps bénis. (Le sourire d’Augustine se fit carnassier.) Ça me donne des frissons, Christopher. C’est un don du Ciel. Nous devons présenter cette histoire dans les règles de l’art, comme un spectacle. Si nous nous plantons, il y a de grandes chances pour que Washington ne réagisse que lorsque nous aurons perdu toute une génération de bébés.
Dicken se demanda comment il pourrait contribuer à cette présentation. Il existait sûrement un moyen de mettre en avant son propre travail, les années qu’il avait passées à traquer les rumeurs.
— J’ai envisagé la possibilité d’une mutation, dit-il, la bouche sèche.
Il rapporta les histoires de bébés mutants qu’il avait entendues en Ukraine et résuma en partie sa théorie relative à l’origine radioactive des apparitions de HERV.
Augustine plissa les yeux et secoua la tête.
— Nous connaissons déjà les ravages génétiques de Tchernobyl. Ce n’est pas nouveau, murmura-t-il. Mais cette histoire n’a rien à voir avec la radioactivité. Ça ne colle pas, Christopher.
Il ouvrit la fenêtre, et la rumeur de la circulation monta jusqu’au dixième étage. La brise gonfla les voilages blancs.
Dicken insista, s’efforça de défendre son hypothèse, conscient toutefois de la faiblesse des preuves susceptibles de l’étayer.
— Il y a une forte possibilité pour que la grippe d’Hérode ne se contente pas de causer des fausses couches. Elle semble se manifester dans des populations relativement isolées. Elle est active au moins depuis les années 60. La réaction des politiques a souvent été de nature extrême. Personne n’aurait l’idée de rayer un village de la carte, de tuer des douzaines de parents et d’enfants à naître rien que pour éliminer une épidémie locale de fausses couches.
Augustine haussa les épaules.
— C’est trop vague, dit-il en contemplant la rue en bas.
— Ça suffit pour ouvrir une enquête, suggéra Dicken.
Augustine fronça les sourcils.
— Il est question ici de matrices vides, Christopher, dit-il posément. Nous avons besoin d’une idée terrifiante, pas de rumeurs ni de science-fiction.
Long Island, New York
Kaye entendit un bruit de pas dans l’escalier, se redressa et aperçut Saul alors qu’elle écartait de son front une mèche de cheveux. Il avançait dans la chambre sur la pointe des pieds, prenant soin de rester sur le tapis, tenant dans ses mains un paquet cadeau rouge vif fermé par un ruban et un bouquet de roses et de gypsophiles.
— Zut, fit-il en voyant qu’elle était réveillée.
Brandissant son bouquet d’un geste plein d’emphase, il se pencha au-dessus du lit pour l’embrasser. Ses lèvres étaient entrouvertes, légèrement moites, mais nullement agressives. Il lui signalait ainsi que, tout en respectant ses désirs, il était disposé à passer à l’action.
— Bienvenue à la maison. Tu m’as manqué, Mädchen.
— Merci. Ça fait plaisir d’être de retour.
Saul s’assit au bord du lit, les yeux fixés sur les roses.
— Je suis de bonne humeur. Ma chérie est à la maison.
Un large sourire aux lèvres, il s’allongea à côté de Kaye, étendant les jambes et posant ses pieds déchaussés sur l’édredon. Elle sentait le parfum des roses, intense et douceâtre, presque trop pour cette heure matinale. Il lui tendit son cadeau.
— Pour ma géniale amie.
Elle s’assit, et Saul cala l’oreiller dans son dos. Le voir en pleine forme éveillait toujours en elle les mêmes sentiments : l’espoir, la joie d’être chez elle, de se sentir un peu plus proche de l’équilibre. Elle lui passa les bras autour des épaules pour le serrer contre elle, se blottit contre son cou.
— Ah, fit-il. Maintenant, ouvre ton cadeau.
Elle arqua les sourcils, plissa les lèvres et tira sur le ruban.
— Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? demanda-t-elle.
— Tu n’as jamais compris à quel point tu étais précieuse et merveilleuse. Peut-être que c’est seulement parce que je t’aime. Peut-être est-ce pour fêter ton retour. Ou… pour fêter autre chose.
— Quoi donc ?
— Ouvre-le.
Elle se rappela nerveusement que son absence avait duré plusieurs semaines. Elle prit le paquet et embrassa doucement la main de Saul, les yeux rivés à son visage. Puis elle contempla son cadeau.
Le paquet contenait une large médaille frappée du buste familier d’un célèbre fabricant de munitions. C’était un prix Nobel… en chocolat.
Kaye éclata de rire.
— Où… où as-tu trouvé ça ?
— Stan m’a prêté le sien et j’ai fait un moulage, avoua Saul.
— Vas-tu te décider à me dire ce qui se passe ? demanda Kaye en lui étreignant la cuisse.
— Pas tout de suite.
Saul posa les roses par terre et ôta son sweater ; elle entreprit de déboutonner la chemise qu’il portait en dessous.
Les rideaux étaient toujours tirés et la chambre n’avait pas encore reçu sa ration de soleil matinal. Ils étaient allongés sur le lit, au milieu des draps, des couvertures et de l’édredon en désordre. Kaye distingua des bosses parmi les plis et fit courir ses doigts sur le tissu floral. Saul s’arc-bouta en émettant de petits craquements cartilagineux et avala quelques goulées d’air.
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