Une heure plus tard, il était réveillé par un coup frappé à la porte.
— Entrez, dit-il, et il s’éclaircit la gorge.
Apparut un infirmier vêtu d’une blouse verte, accompagnant trois hommes et une femme, tous d’âge mûr et vêtus avec sobriété. Ils parcoururent la chambre du regard, comme en quête d’une issue de secours. Le plus petit des trois hommes s’avança vers Mitch et se présenta en lui tendant la main.
— Emiliano Luria, de l’Institut des études humaines, dit-il. Voici mes collègues de l’université d’Innsbruck, Herr Professor Friedrich Brock…
Mitch oublia aussitôt les noms de ses visiteurs. L’infirmier alla chercher deux chaises supplémentaires dans le couloir, puis se planta devant la porte en position de repos, les bras croisés et le nez levé comme un garde du palais.
Luria fit pivoter sa chaise pour s’asseoir à califourchon. Les épais verres de ses lunettes luisaient à la lumière grise filtrée par les rideaux. Il observa Mitch, émit un petit grognement, puis décocha un regard noir à l’infirmier.
— Tout ira bien, déclara-t-il. Veuillez nous laisser seuls. Pas de fuites dans la presse et pas d’expéditions stupides pour aller chercher des cadavres dans les glaciers !
L’infirmier acquiesça d’un air affable et s’en fut.
Luria pria ensuite la femme, une quinquagénaire mince, au visage sévère et à l’abondante chevelure grise réunie en chignon, de s’assurer que l’infirmier n’écoutait pas à la porte. Elle alla ouvrir celle-ci pour jeter un coup d’œil dans le couloir.
— L’inspecteur Haas, de Vienne, m’a confirmé que la police ne s’intéressait plus à cette histoire, dit Luria à Mitch une fois ces formalités accomplies. Tout cela reste entre nous, et je travaillerai en liaison avec les Italiens et les Suisses si nous devons franchir une frontière.
Il attrapa une carte pliante dans sa poche, et le docteur Brock – ou Block, peu importait – produisit un carton contenant des albums illustrés sur les Alpes.
— Très bien, jeune homme, dit Luria, dont les yeux nageaient derrière ses verres épais. Aidez-nous à réparer les dégâts que vous avez infligés au tissu de la science. Les montagnes où on vous a retrouvé nous sont familières. C’est dans la chaîne voisine qu’on a découvert le véritable Hibernatus. Elles ont été très fréquentées durant des millénaires, de sorte que vous êtes peut-être tombé sur une route commerçante ou sur des sentiers tracés par les chasseurs.
— Je ne pense pas qu’ils suivaient une route, dit Mitch. Je pense qu’ils fuyaient.
Luria consulta ses notes. La femme se rapprocha du lit.
— Deux adultes, en excellente condition, sauf la femme, qui présentait une blessure à l’abdomen.
— Un coup de lance, dit Mitch.
Le silence se fit dans la chambre.
— J’ai passé quelques coups de fil et parlé à des gens qui vous connaissent, reprit Luria au bout d’un moment. On m’a dit que votre père allait venir ici pour vous faire sortir de l’hôpital, et j’ai pu parler à votre mère…
— S’il vous plaît, venez-en au fait, professeur, le coupa Mitch.
Luria arqua les sourcils et agita ses papiers.
— On m’a dit que vous étiez un excellent scientifique, un homme consciencieux, un expert en matière d’organisation de fouilles méticuleuses. Vous avez découvert le squelette baptisé homme de Pasco. Lorsque les Amérindiens ont protesté, affirmant que l’homme de Pasco était l’un de leurs ancêtres, vous avez extrait les os de leur site.
— Pour les protéger. Ils avaient été mis au jour par un glissement de terrain et se trouvaient sur la berge d’une rivière. Les Indiens voulaient qu’ils soient de nouveau ensevelis. Ces os avaient une valeur scientifique inestimable. Je ne pouvais pas permettre ça.
Luria se pencha en avant.
— Si je me souviens bien, l’homme de Pasco est mort d’une blessure à la cuisse qui s’est infectée, n’est-ce pas ?
— C’est possible, dit Mitch.
— Vous avez du flair pour les anciennes tragédies, commenta Luria en se grattant l’oreille.
— La vie était dure à cette époque.
Le professeur acquiesça.
— Ici, en Europe, quand on découvre un squelette, il n’y a jamais de problème. (Il sourit à ses collègues.) Nous n’avons aucun respect pour les morts – on les déterre pour les exposer et les touristes paient pour les voir. Donc, votre acte n’est pas nécessairement blâmable à nos yeux, même s’il semble avoir entraîné une rupture entre votre institution et vous-même.
— Le politiquement correct, dit Mitch en s’efforçant de ne pas laisser transparaître son aigreur.
— Possible. Je suis disposé à écouter un homme d’expérience tel que vous, mais, docteur Rafelson, à notre grand chagrin, ce que vous avez décrit est hautement improbable. (Luria pointa son stylo sur Mitch.) Quelles sont les parties de votre récit qui relèvent du mensonge et quelles sont celles qui sont véridiques ?
— Pourquoi aurais-je menti ? rétorqua Mitch. Ma vie est désormais foutue.
— Pour garder un pied dans la science, peut-être ? Pour ne pas être séparé trop vite de dame Anthropologie ?
Mitch eut un sourire penaud.
— J’en serais peut-être capable, oui. Mais jamais je n’inventerais une histoire aussi dingue. L’homme et la femme de la grotte avaient des caractéristiques de Neandertaliens.
— Sur quels critères fondez-vous cette identification ? demanda Brock, prenant la parole pour la première fois.
— Le docteur Brock est un expert en matière de Neandertaliens, expliqua Luria d’un ton plein de respect.
Mitch décrivit les cadavres, lentement et soigneusement. Il lui suffisait de fermer les yeux pour les voir, comme s’ils flottaient au-dessus du lit.
— Ainsi que vous le savez certainement, les chercheurs n’utilisent pas tous les mêmes critères pour décrire les prétendus Neandertaliens, déclara Brock.
Première, deuxième ou troisième période, région d’origine, stature, présence éventuelle de plusieurs groupes raciaux au sein de la sous-espèce… Ces distinctions sont parfois de nature à induire l’observateur en erreur.
— Ce n’étaient pas des Homo sapiens sapiens.
Mitch se servit un verre d’eau, en proposa à ses visiteurs. Luria et la femme acceptèrent, Brock secoua la tête.
— Eh bien, si on les retrouve, ce problème sera facilement résolu. Je suis curieux de connaître votre chronologie de l’évolution humaine…
— Je ne suis pas dogmatique, affirma Mitch.
Luria secoua la tête – comme ci, comme ça [11] En français dans le texte. (N.d.T.)
– et manipula ses notes.
— Clara, je vous en prie, passez-moi le gros livre. J’ai marqué des photographies et des cartes correspondant à des endroits où vous êtes peut-être passé avant qu’on vous retrouve. Est-ce que ceci vous rappelle quelque chose ?
Mitch prit le livre et l’ouvrit maladroitement sur ses cuisses. Les images étaient éclatantes, nettes, splendides. La plupart avaient été prises en plein jour, sous un ciel d’azur. Il examina les pages marquées et secoua la tête.
— Je ne vois pas de cascade gelée.
— Aucun guide n’en connaît à proximité du sérac, ni d’ailleurs dans la masse principale du glacier. Peut-être pouvez-vous nous donner un autre indice…
Mitch fit non de la tête.
— Si je le pouvais, je le ferais, professeur.
Luria replia ses notes d’un air décidé.
— Je pense que vous êtes un jeune homme sincère, et peut-être même un bon scientifique. Je vais vous confier quelque chose, à condition que vous n’en parliez ni à la télé ni aux journaux. D’accord ?
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