— Je n’ai aucune raison de leur parler.
— Le bébé était mort ou grièvement blessé quand il est né. Elle a la nuque brisée, peut-être par la pointe d’un bâton durcie au feu.
Elle. Le nouveau-né était une fille. Pour une raison inconnue, Mitch en fut profondément troublé. Il but une nouvelle gorgée d’eau. Il était envahi par toutes les émotions que lui inspiraient sa situation présente, la mort de Tilde et de Franco… la tristesse de cette ancienne histoire. Les larmes lui montaient aux yeux, menaçant de déborder.
— Excusez-moi, dit-il, et il s’essuya d’un revers de manche.
Luria le regardait avec compassion.
— Cela confère quelque crédibilité à votre histoire, non ? Cependant… (Le professeur leva la main, l’agita en pointant l’index sur le plafond et conclut :) Elle reste difficile à croire.
— Le nouveau-né n’est pas un Homo sapiens neandertalensis, aucun doute là-dessus, enchaîna Brock. Elle a des traits intéressants, mais elle est tout à fait moderne. Quoique pas exactement européenne. Plutôt anatolienne, voire turque, mais cela reste encore du domaine de la supposition. Et je ne connais aucun autre spécimen récent de ce type. Ce serait incroyable.
— J’ai dû rêver, alors, dit Mitch en détournant les yeux.
Luria haussa les épaules.
— Une fois rétabli, accepteriez-vous de retourner sur le glacier avec nous, de rechercher vous-même la grotte ?
Mitch n’hésita pas un instant.
— Évidemment.
— J’essaierai de prendre les dispositions nécessaires. Mais pour le moment…
Luria considéra la jambe plâtrée de Mitch.
— Au moins quatre mois, dit celui-ci.
— Dans quatre mois, le moment sera mal choisi pour faire de l’alpinisme. L’année prochaine, peut-être, à la fin du printemps.
Luria se leva, et Clara prit leurs deux verres pour les reposer sur le plateau.
— Merci, dit Brock. J’espère que vous avez raison, docteur Rafelson. Ce serait une découverte fantastique.
Ils s’inclinèrent légèrement, d’une façon très formelle, puis prirent congé.
Centre de contrôle et de prévention des maladies,
Atlanta, Septembre
— Les femmes vierges n’attrapent pas notre grippe, déclara Dicken en levant les yeux de son bureau couvert de notes et de graphiques. C’est bien ce que vous êtes en train de me dire ?
Il haussa ses sourcils noirs jusqu’à ce que son large front soit sillonné de rides.
Jane Salter récupéra ses documents, les remit en ordre avec un air inquiet, puis les reposa sur le bureau d’un geste décidé. Les murs en béton de la pièce souterraine amplifièrent le froissement du papier.
La plupart des bureaux en sous-sol du bâtiment 1 du CDC avaient jadis été des labos et des cellules pour animaux. Les murs étaient bordés de rigoles creusées dans le béton. Dicken avait parfois l’impression de sentir une odeur de désinfectant et de merde de singe.
— C’est la plus grosse surprise que j’aie pu tirer des données, confirma Salter. (C’était un de leurs meilleurs statisticiens, une magicienne des divers ordinateurs personnels affectés aux recherches, à la modélisation et à l’archivage.) Les hommes l’attrapent parfois, ou sont testés positifs, mais ils ne développent pas de symptômes. Ils deviennent des vecteurs pour la population féminine, mais probablement pas pour les mâles. Et… (elle tambourina sur le bureau) nous n’avons trouvé aucun cas d’auto-infection.
— SHEVA est donc un spécialiste, commenta Dicken en secouant la tête. Comment diable le savons-nous ?
— Regardez cette note, Christopher, et surtout sa formulation. « Les femmes dans une situation de partenariat domestique, ou celles ayant une expérience sexuelle étendue. »
— Combien de cas, jusqu’ici ? Cinq mille ?
— Six mille deux cents femmes, et seulement soixante ou soixante-dix hommes, tous partenaires de femmes infectées. Seule une exposition répétée assure la transmission du rétrovirus.
— Ce n’est pas si dingue que ça, dit Dicken. Un peu comme le VIH, alors.
— Exact, rétorqua Salter avec un rictus. Dieu en veut aux femelles. L’infection attaque d’abord les muqueuses des fosses nasales et des bronches, puis on constate une légère inflammation des alvéoles, ensuite elle passe dans le système sanguin – légère inflammation des ovaires… et elle disparaît. Courbatures, quintes de toux, douleurs abdominales. Et si la femme tombe enceinte, il y a de grandes chances qu’elle fasse une fausse couche.
— Mark devrait pouvoir vendre ce truc, conclut Dicken. Mais essayons d’étoffer son dossier. Il a besoin d’impressionner des électeurs plus fiables que les jeunes femmes. Et le troisième âge ?
Il lui jeta un regard plein d’espoir.
— Les femmes les plus âgées ne sont pas affectées, répondit-elle. Elles ne sont frappées que si elles ont entre quatorze et soixante ans. Regardez les chiffres. (Elle se pencha pour lui indiquer un diagramme en camembert.) Age moyen : trente et un ans.
— C’est trop dingue. Mark m’a demandé de lui fournir pour quatre heures de l’après-midi une explication susceptible d’aider la ministre de la Santé.
— Encore une réunion ? demanda Salter.
— En présence du chef de cabinet et du conseiller scientifique. C’est bon, c’est terrifiant, mais je connais Mark. Jetez un nouveau coup d’œil à vos fichiers – peut-être qu’on dénichera quelques milliers de morts du troisième âge au Zaïre.
— Vous me demandez de truquer les chiffres ?
Dicken se fendit d’un sourire malicieux.
— Alors, allez vous faire foutre, monsieur, dit Salter d’une voix posée en inclinant la tête. Nous n’avons plus de statistiques en provenance de Géorgie. Peut-être que vous devriez appeler Tbilissi, suggéra-t-elle. Ou Istanbul.
— Ils sont muets comme des carpes. Je n’ai jamais pu leur arracher grand-chose, et, à présent, ils refusent d’admettre la présence d’un seul cas.
Il leva les yeux vers Salter, qui prit un air pincé.
— Je vous en supplie, donnez-moi un vieillard, un seul, qui se soit liquéfié à bord d’un avion venant de Tbilissi.
Salter s’esclaffa bruyamment. Elle ôta ses lunettes pour les essuyer, puis les remit en place.
— Ce n’est pas drôle. À en juger par ces diagrammes, la situation est grave.
— Mark veut faire monter la pression. Comme s’il voulait ferrer un marlin.
— Je ne suis pas douée pour la politique.
— Moi, je prétends être naïf. Mais plus je passe de temps ici, plus je me sens doué.
Salter parcourut le petit bureau du regard comme si elle s’y sentait enfermée.
— Est-ce qu’on a fini, Christopher ?
Dicken sourit de toutes ses dents.
— Un accès de claustrophobie ?
— C’est cette pièce. Vous ne les entendez pas ?
Elle se pencha vers Dicken, le visage terrorisé. Il avait du mal à dire quand Jane Salter plaisantait et quand elle était sérieuse.
— Les hurlements des singes ?
— Ouais, fit Dicken sans broncher. Je m’efforce de rester sur le terrain le plus longtemps possible.
Dans le bâtiment 4, qui abritait le bureau directorial, Augustine parcourut les statistiques, jeta un bref coup d’œil aux vingt pages de chiffres et de diagrammes et les reposa brutalement devant lui.
— Voilà qui est rassurant, commenta-t-il. À ce rythme, nous serons au chômage à la fin de l’année. Nous ne savons même pas si SHEVA déclenche une fausse couche chez toutes les femmes enceintes ou s’il ne s’agit que d’un tératogène bénin. Bon Dieu. Je croyais qu’on tenait le bon bout, Christopher.
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