Et celui-ci avait rappelé Dicken.
Il circulait déjà des rumeurs sur la découverte du premier rétrovirus endogène humain infectieux. Et la presse se faisait à présent l’écho d’un virus responsable de fausses couches. Pour l’instant, personne n’avait fait le rapprochement, excepté au sein du CDC. Dans l’avion qui le ramenait de Londres, Dicken avait passé à grands frais une demi-heure sur Internet, accédant à des sites et à des listes de diffusions spécialisés parmi les mieux informés, n’y trouvant aucune description précise de la découverte, rien qu’une curiosité aussi forte que prévisible. Ce qui n’avait rien d’étonnant. Il y avait un prix Nobel à la clé… et Dicken aurait parié que son futur lauréat était Kaye Lang.
En tant que chasseur de virus professionnel, Dicken était depuis longtemps fasciné par les HERV, les fossiles génétiques des maladies du passé. Il avait commencé à s’intéresser à Lang deux ans plus tôt, quand elle avait publié trois articles décrivant des locus du génome humain, sur les chromosomes 14 et 17, où l’on trouvait des éléments de HERV potentiellement complets et infectieux. Le plus détaillé de ces trois articles était paru dans Virology : « Un modèle pour l’expression, l’assemblage et la transmission latérale des gènes env, pol et gag chromosomiquement dispersés : des anciens éléments rétroviraux viables chez l’homme et chez le singe. »
Pour l’instant, la nature et l’ampleur possible de l’épidémie étaient tenues secrètes, mais quelques membres du CDC avaient déjà connaissance du fait suivant : les rétrovirus découverts dans les fœtus avortés étaient génétiquement identiques à des HERV qui faisaient partie du génome humain depuis que les singes du Vieux Continent et du Nouveau Monde étaient apparus sur l’échelle de l’évolution. Tous les êtres humains étaient porteurs de ces HERV, mais ceux-ci n’étaient plus des détritus génétiques ni des fragments abandonnés. Quelque chose avait stimulé leurs segments dispersés pour exprimer puis assembler les protéines et l’ARN qu’ils encodaient afin de former une particule capable de quitter l’organisme et d’infecter un autre individu.
Les sept fœtus avortés présentaient tous de graves difformités.
Ces particules causaient une maladie, probablement celle-là même que Dicken traquait depuis trois ans. On lui avait déjà trouvé un nom au sein du CDC : la grippe d’Hérode.
Grâce à ce mélange de chance et d’intelligence qui est l’apanage des grandes carrières scientifiques, Lang avait très précisément localisé les gènes apparemment responsables de la grippe d’Hérode. Mais elle n’avait pour l’instant aucune idée de ce qui se passait ; il l’avait lu dans ses yeux à Tbilissi.
Un autre détail avait attiré l’attention de Dicken. En collaboration avec son mari, Kaye Lang avait écrit des articles sur la signification évolutionnaire des éléments génétiques transposables, surnommés les gènes sauteurs : les transposons, les rétrotransposons et même les HERV. Ces éléments transposables peuvent modifier le lieu, le moment et la façon dont les gènes s’expriment, causant ainsi des mutations et altérant en fin de compte la nature physique d’un organisme.
Jadis, ces éléments transposables, ces rétrogènes, avaient sans doute été les précurseurs des virus ; certains avaient muté et appris à quitter la cellule, abrités par des capsides et des enveloppes protectrices, l’équivalent génétique d’un scaphandre spatial. Quelques-uns étaient revenus sous la forme de rétrovirus, pareils à des fils prodigues ; au fil des millénaires, certains rétrovirus avaient infecté des cellules de la lignée germinale – ovules, spermatozoïdes ou leurs précurseurs – et perdu leur puissance. Ils étaient devenus des HERV.
Durant ses séjours en Ukraine, Dicken avait eu vent, grâce à des sources dignes de foi, de femmes accouchant d’enfants présentant des anomalies plus ou moins subtiles, d’immaculées conceptions, de villages entiers rasés et stérilisés… Les conséquences d’une épidémie de fausses couches.
Des rumeurs, rien de plus, mais toutefois évocatrices, fascinantes à ses yeux. Dans l’exercice de la chasse, Dicken se fiait à son instinct bien affûté. Ces récits faisaient écho à des idées qui le travaillaient depuis plus d’un an.
Peut-être s’agissait-il d’une conspiration de mutagènes. Peut-être que Tchernobyl, ou une autre catastrophe nucléaire survenue en Russie, avait activé le rétrovirus endogène responsable de la grippe d’Hérode. Cependant, il n’avait encore exposé cette théorie à personne.
Dans le Midtown Tunnel, un camion décoré de vaches souriantes et dansantes fit une embardée et faillit l’emboutir. Il se mit debout sur les freins.
Secoué par le gémissement des pneus et la collision évitée de justesse, il fut pris d’une soudaine suée et sentit céder le barrage qui retenait sa colère et sa frustration.
— Va te faire foutre ! hurla-t-il au routier invisible. La prochaine fois, je transporterai le virus Ébola !
Il n’était guère d’humeur charitable. Le CDC allait être obligé de révéler ses informations au public, peut-être dans quelques semaines. À ce moment-là, si les projections étaient exactes, il y aurait plus de cinq mille cas de grippe d’Hérode dans les seuls États-Unis.
Et Christopher Dicken ne serait, au mieux, crédité que d’un bon boulot de subalterne.
Long Island, New York
La maison vert et blanc, d’un style colonial datant des années 40, imposante en dépit de sa taille moyenne, se dressait au sommet d’une petite colline, entourée de chênes et de peupliers d’un âge respectable, ainsi que de rhododendrons que Kaye avait plantés trois ans plus tôt.
Elle avait téléphoné depuis l’aéroport, découvrant un message laissé par Saul. Occupé au labo d’un client de Philadelphie, il ne comptait rentrer que dans la soirée. Il était à présent dix-neuf heures, et le crépuscule brossait un ciel splendide au-dessus de Long Island. Des nuages cotonneux se libéraient d’une masse d’un gris sinistre en train de se dissiper. Sur les branches des chênes, les moineaux faisaient autant de bruit que tout un jardin d’enfants.
Elle ouvrit la porte, poussa ses valises dans l’entrée et composa le code qui désactivait l’alarme. La maison sentait le renfermé. Alors qu’elle posait ses bagages, l’un de leurs deux chats, un tigré orange baptisé Crickson, surgit de la salle de séjour, claquant doucement des griffes sur le plancher en teck du couloir. Kaye le prit dans ses bras, le gratta sous le menton, et il se mit à ronronner et à miauler comme un jeune faon malade. Temin, le second chat, était invisible. Sans doute était-il dehors en train de chasser.
Son cœur se serra lorsqu’elle découvrit la salle de séjour. Du linge sale s’y étalait un peu partout. Devant le canapé, la table basse et le tapis d’Orient disparaissaient sous les assiettes en carton. Quant à la table pour manger, elle était jonchée de livres, de journaux et de pages jaunes arrachées à un vieil annuaire. L’odeur de renfermé provenait de la cuisine : légumes avariés, café moulu éventé, emballages de plastique.
Saul s’était laissé dépasser. Comme d’habitude, elle était rentrée juste à temps pour tout nettoyer.
Kaye ouvrit en grand la porte d’entrée ainsi que toutes les fenêtres.
Elle se prépara un petit steak grillé et une salade assaisonnée avec une sauce en bouteille. Comme elle ouvrait une bouteille de pinot noir, elle aperçut une enveloppe sur le plan de travail carrelé, près de la machine à espresso. Pendant que le vin respirait, elle ouvrit l’enveloppe. À l’intérieur se trouvait une carte de vœux surchargée où Saul avait gribouillé un message.
Читать дальше